Diner du Siècle

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I.Qu’est-ce que Le Siècle ? Origines et objectifs affichés
II.Le Siècle, un lieu de pouvoir officieux ?
III.Controverses et critiques autour du dîner du Siècle
IV.Le Siècle à l’épreuve du temps
V.L’affaire Olivier Duhamel – Crise interne et révélateur symbolique

Depuis plusieurs décennies, le Dîner du Siècle intrigue. Ce rendez-vous mensuel, organisé depuis la Libération dans le plus grand secret, réunit à Paris les figures les plus influentes de la vie publique française : dirigeants politiques, hauts fonctionnaires, patrons du CAC 40, éditorialistes, généraux, magistrats ou encore universitaires. Depuis plus de 70 ans, ces personnalités se retrouvent dans un cadre feutré, loin du tumulte médiatique, pour échanger librement autour d’un dîner strictement privé. Officiellement, il s’agit de favoriser le dialogue, la compréhension mutuelle et le décloisonnement des élites. Officieusement, certains y voient un symbole de connivence élitaire, un outil de reproduction sociale, voire un centre de pouvoir parallèle échappant au contrôle démocratique.

Peu connu du grand public jusqu’aux années 2000, Le Siècle est aujourd’hui davantage exposé, mais son fonctionnement exact reste opaque. À l’ère de la transparence, cette opacité assumée suscite interrogations, critiques et parfois fantasmes. Les dénonciations se multiplient, notamment sur la présence conjointe de journalistes, de dirigeants politiques et économiques à ces dîners, et sur ce qu’elles peuvent impliquer en matière d’influence, de conflit d’intérêts ou de verrouillage idéologique.

Dans un contexte marqué par la méfiance croissante envers les élites, Le Siècle apparaît tour à tour comme un simple club privé, un lieu d’échanges nécessaire à la bonne marche des institutions, ou un microcosme clos incarnant une forme de séparation d’avec le peuple. Ce flou contribue à alimenter les soupçons. Or, pour juger avec rigueur, il est indispensable de distinguer les faits établis, les hypothèses raisonnables et les perceptions subjectives, sans verser ni dans l’exaltation, ni dans le rejet automatique.

Cet article vise à faire le point de manière documentée et neutre sur ce qu’est réellement Le Siècle et sur la nature de ses dîners mensuels. Nous en retracerons l’histoire, les mécanismes d’adhésion, la composition sociologique, avant de passer en revue les controverses qu’ils suscitent. Nous mobiliserons des sources variées — travaux de chercheurs, témoignages, enquêtes journalistiques, documents internes ou divulgués — pour éclairer les enjeux politiques, sociologiques et démocratiques de ce rituel discret mais révélateur. Car comprendre le dîner du Siècle, c’est aussi questionner notre rapport au pouvoir, à l’élite, et aux formes contemporaines de l’influence en démocratie.

I. Qu’est-ce que Le Siècle ? Origines et objectifs affichés

Fondé en 1944 par Georges Bérard-Quélin, journaliste et résistant, Le Siècle est une association loi de 1901 dont l’objectif proclamé est de favoriser les échanges entre responsables publics de tous horizons. Ce club rassemble des individus issus du monde politique, de la haute fonction publique, des affaires, des médias, de la magistrature ou encore de l’armée. Son ambition fondatrice, selon les termes de Bérard-Quélin lui-même, était de « créer des ponts entre les élites françaises » dans un contexte d’après-guerre particulièrement polarisé (Résistance contre collaboration, clivages idéologiques profonds) .

L’idée n’était pas tant de produire des travaux communs ou des prises de position collectives, mais plutôt de rompre l’isolement des groupes de pouvoir et de leur offrir un cadre propice à l’écoute mutuelle. Dans une note interne datée de 1946, Bérard-Quélin écrivait que Le Siècle devait être un lieu « où l’on peut se parler sans s’interrompre, où les idées s’échangent librement, sans le carcan des partis » . En cela, le club se distingue d’un simple salon mondain ou d’un cercle académique.

Un club sans activité publique, centré sur un dîner mensuel

L’unique activité de l’association, depuis sa création, repose sur l’organisation d’un dîner mensuel privé. Ces rencontres, initialement tenues à l’Hôtel de Crillon puis à l’Automobile Club de France, ont lieu aujourd’hui dans les salons du très sélect Cercle de l’Union interalliée, situé rue du Faubourg Saint-Honoré, à Paris . Le cadre est prestigieux, discret, et inaccessible au public. Les dîners se tiennent traditionnellement le dernier mercredi de chaque mois, sauf pendant les mois d’été.

Chaque dîner réunit environ 200 à 250 convives, organisés autour de tables de 7 à 8 personnes, avec un chef de table chargé d’ouvrir la discussion sur un thème librement choisi . Aucun compte rendu n’est publié, aucun journaliste ne couvre l’événement, et la confidentialité des échanges est la règle. Le Siècle assume cette discrétion : « Ce n’est pas un lieu de secret, mais de confiance », déclarait un membre du conseil d’administration en 2011 .

Contrairement à un think tank, Le Siècle ne publie pas d’études ni de rapports. Il ne prend pas non plus de positions collectives sur les débats publics. Il ne s’agit donc pas d’un lobby au sens classique du terme, mais plutôt d’un espace informel de dialogue, entre responsables issus de mondes souvent cloisonnés dans la vie institutionnelle ou professionnelle.

Une organisation élitiste et cooptée

Le processus d’admission au club est extrêmement sélectif. Il repose sur une cooptation stricte : un candidat doit être parrainé par deux membres du conseil d’administration, puis sa candidature est soumise à un vote à bulletin secret du même conseil . Une seule voix défavorable peut suffire à rejeter la demande. En cas d’acceptation, le candidat devient invité pendant un an, période durant laquelle sa participation et son comportement sont évalués avant toute admission définitive .

Cette procédure garantit un fort contrôle de l’entre-soi. Un membre du bureau confiait à Mediapart : « Ce n’est pas une obligation de venir, mais s’il ne vient jamais, cela veut dire qu’il ne s’y intéresse pas. S’il parle tout le temps et n’écoute pas les autres, ce n’est pas bon non plus. »

Le club compte un conseil d’administration de quinze membres, souvent issus des grandes institutions publiques ou privées. Ils sont élus pour trois ans renouvelables. La présidence du club a été occupée, au fil des années, par des figures influentes : Denis Kessler (MEDEF), Nicole Notat (ex-CFDT), Olivier Duhamel (politologue), Pierre Sellal (ambassadeur), et actuellement Véronique Morali, dirigeante d’entreprise . Cette alternance d’univers (économique, syndical, académique, diplomatique) est souvent mise en avant comme une preuve du caractère pluraliste du club.

Une composition représentative des « élites dirigeantes »

La sociologie du club révèle une concentration élevée de ce qu’on appelle la « classe dirigeante française ». Selon une étude de 2011 menée par les sociologues François Denord, Paul Lagneau-Ymonet et Sylvain Thine, près de 40 % des membres étaient diplômés de l’École nationale d’administration (ENA), et plus de 50 % de Sciences Po . Parmi les membres présents lors du dîner du 26 février 2020, on comptait 65 anciens Sciences Po et 97 énarques . Cette concentration des hauts diplômés confirme le poids des grandes écoles dans la reproduction des élites françaises, comme l’ont montré les travaux de Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin dès les années 1970.

Les secteurs représentés sont ceux du pouvoir : politique (ministres, parlementaires), administration (préfets, conseillers d’État), économie (PDG de grandes entreprises), médias (journalistes et directeurs de rédaction), justice (magistrats, avocats de renom), armée, diplomatie, syndicats ou grandes institutions culturelles . On peut y croiser, dans une même soirée, un ministre en fonction, un directeur de chaîne de télévision, le PDG d’une grande banque et un général d’armée. Un ancien membre, interrogé anonymement, parlait du club comme d’un « sommet du triangle du pouvoir », où la politique, les médias et le business se rencontrent .

Le club a longtemps été exclusivement masculin. Jusqu’en 1983, les femmes en étaient exclues, selon une règle dite « traditionnelle » (en référence aux gentlemen’s clubs britanniques) mais qui relevait davantage d’un refus sociétal d’entendre la parole féminine au sein du pouvoir . Cette règle fut levée à l’initiative de Bérard-Quélin lui-même, et huit femmes furent admises la même année . Depuis, la féminisation progresse lentement : en 2011, les femmes représentaient environ 15 % des membres . En 2020, 5 femmes siégeaient au conseil d’administration sur 15 . La nomination de Nicole Notat (2010) puis de Véronique Morali (2024) à la présidence du club est perçue comme un signe d’ouverture — mais insuffisant selon plusieurs critiques internes, qui estiment que la parité réelle est encore lointaine .

Du point de vue de la diversité sociale, ethnique ou générationnelle, le constat est similaire. Le club reste majoritairement composé d’hommes blancs de plus de 50 ans issus de milieux favorisés, diplômés des mêmes écoles. Les figures issues de l’immigration ou des classes populaires y sont rares. En ce sens, Le Siècle reste fidèle à sa nature première : un club d’élite, incarnant le cœur du pouvoir institutionnel français.

Une cotisation modeste mais un haut niveau de symbolique sociale

Malgré son prestige, le club reste financièrement modeste. Le coût du dîner est d’environ 80 euros par personne, et la cotisation annuelle s’élève à 160 euros . Ces montants relativement accessibles pour des cadres supérieurs sont compensés par une sélection sociale rigoureuse à l’entrée. Le Siècle n’a jamais reçu de subventions publiques et finance parfois des associations caritatives ou citoyennes à partir de ses excédents . Ce mécénat discret est parfois utilisé en communication pour défendre l’idée que le club sert aussi l’intérêt général.

Il reste que la valeur d’appartenance n’est pas économique, mais symbolique. Être membre du Siècle, c’est signaler que l’on fait partie de l’élite reconnue. C’est une forme de distinction sociale, qui ouvre à des relations de haut niveau et facilite l’accès à des sphères d’influence. Comme le résumait un ancien patron : « On ne va pas au Siècle pour manger, mais pour exister dans le monde qui compte » .

II. Le Siècle, un lieu de pouvoir officieux ?

La question centrale qui se pose à propos du Siècle est celle de son influence réelle. Ce club n’ayant ni mission institutionnelle, ni statut consultatif, ni publication officielle, sa nature interroge : s’agit-il d’un simple espace de dialogue informel, ou bien d’un instrument de coordination implicite entre les décideurs ? Cette interrogation nourrit, depuis plusieurs décennies, un débat vivace opposant chercheurs, journalistes, anciens membres et militants.

Un pouvoir discret, mais socialement stratégique

Selon les chercheurs François Denord, Paul Lagneau-Ymonet et Sylvain Thine, qui ont consacré en 2011 une enquête sociologique rigoureuse au club (Le Siècle, un club au cœur du pouvoir), Le Siècle n’est pas une instance décisionnelle, mais il constitue un « lieu stratégique de l’entre-soi » dans lequel se construisent des réseaux de solidarité au sein de la classe dirigeante. Ces chercheurs expliquent que l’influence du club repose non sur des décisions formelles prises pendant les dîners, mais sur la constitution d’un capital social puissant, permettant d’orienter ou de faciliter les décisions ailleurs (au gouvernement, dans les entreprises ou dans les médias) .

Le sociologue Michel Pinçon, auteur avec Monique Pinçon-Charlot de nombreux travaux sur la bourgeoisie, analyse Le Siècle comme un « lieu de reproduction et de consolidation de la classe dominante ». Selon eux, ces dîners mensuels jouent un rôle décisif dans l’entretien de la solidarité de classe entre élites de différents secteurs. Dans La Violence des riches (2013), les auteurs évoquent le Siècle comme une « zone de fusion entre les sphères économiques, politiques, culturelles et administratives », qui favorise la convergence idéologique et stratégique des dirigeants, tout en marginalisant les positions critiques ou alternatives .

L’ancien président du club, Denis Kessler, ex-vice-président du MEDEF, affirmait dans une tribune publiée en 2010 (suite à la médiatisation du club par les documentaires critiques) : « Le Siècle ne prend pas de décision. C’est un lieu d’échange d’idées, de confrontation entre gens d’expériences différentes. Ceux qui y voient une conspiration ne savent pas ce qu’est une association. » Mais il ajoutait également : « C’est un observatoire, un espace d’anticipation, un laboratoire. Ceux qui y participent s’enrichissent mutuellement. » .

Autrement dit, le pouvoir du Siècle est un pouvoir d’alignement, de facilitation, de soft influence, et non un pouvoir de décision directe. Il fonctionne comme un espace de socialisation entre les puissants, permettant à des ministres, des PDG, des éditorialistes ou des magistrats de se côtoyer dans un cadre informel. Cette proximité produit des effets de consensus, voire de solidarité implicite. Le fait que certains acteurs s’y retrouvent régulièrement favorise une unité de vue, souvent critiquée comme relevant de la pensée unique.

Les exemples connus de « décisions » : rares, mais emblématiques

Les rares cas documentés de décisions stratégiques prises au Siècle sont souvent mis en avant comme preuves de son influence, même si leur caractère exceptionnel est notable. Le plus célèbre reste celui de Franz-Olivier Giesbert, dont la nomination en 1988 à la tête du journal Le Figaro aurait été actée lors d’un dîner en présence du président de l’époque du groupe Hersant et de divers représentants du monde médiatique et politique . Ce transfert, alors qu’il dirigeait le Nouvel Observateur, fut perçu comme un symbole d’arrangement entre élites opposées en apparence, mais unies dans les coulisses.

Un autre cas emblématique est celui de l’entrée d’Édouard de Rothschild au capital de Libération en 2005. Selon plusieurs sources concordantes, c’est également lors d’un dîner du Siècle que les premiers contacts auraient été pris, entre le banquier et des représentants du journal, ce qui a conduit à la recapitalisation de l’un des titres emblématiques de la gauche française par une figure du capitalisme familial .

Ces anecdotes — reprises dans plusieurs enquêtes et documentaires — illustrent que le Siècle peut fonctionner comme catalyseur de décisions importantes, en réunissant dans un cadre informel des acteurs qui ne se croiseraient pas facilement ailleurs. Toutefois, comme le soulignent plusieurs journalistes (dont Laurent Valdiguié pour Marianne), le faible nombre d’exemples avérés indique que ce n’est pas un centre décisionnel permanent, mais bien un révélateur de l’interpénétration des élites.

Un espace de dialogue, ou de verrouillage idéologique ?

L’une des critiques majeures formulées contre le Siècle est qu’il contribue à un alignement idéologique des élites, notamment autour d’un corpus néolibéral, européiste et technocratique. Cette critique, formulée aussi bien à gauche qu’à droite, se retrouve dans plusieurs tribunes et enquêtes.

La revue Front Populaire, fondée par Michel Onfray, décrit le Siècle comme l’incarnation d’une « idéologie dominante partagée par l’ensemble des secteurs dirigeants », mélange de libéralisme économique, de conservatisme sociétal et de foi dans les grandes institutions européennes. Selon cette revue, la présence simultanée de dirigeants politiques, économiques et médiatiques « fait du Siècle une fabrique de la pensée unique » .

À gauche, Le Monde diplomatique ou Acrimed évoquent un journalisme de cour, fragilisé par la proximité de nombreux grands journalistes avec les responsables politiques. Ils soulignent que la présence des éditorialistes dans les dîners pose la question de l’indépendance réelle de la presse vis-à-vis du pouvoir, et que cette proximité contribue à « naturaliser les options dominantes », en les présentant comme allant de soi dans l’espace public.

Ces critiques rejoignent celles des sociologues critiques des élites, pour qui Le Siècle n’est pas un lieu de confrontation pluraliste mais un instrument de reproduction sociale. Dans La reproduction (1970), Pierre Bourdieu avait déjà mis en lumière la manière dont les élites scolaires se reproduisent en se fréquentant dans des cadres fermés — et Le Siècle en constitue une illustration contemporaine, où les anciens de l’ENA et de Sciences Po se retrouvent non pour débattre, mais pour se reconnaître comme pairs.

En somme, le club n’est pas à l’origine directe des grandes décisions politiques ou économiques, mais il agit en amont, en homogénéisant les représentations, en tissant des relations de confiance, et en permettant à une vision du monde commune d’émerger au sein des secteurs clés de la décision.

Un réseau d’influence non formel, mais structurant

L’ancien PDG de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, déclarait en 2006 : « On va aux dîners du Siècle pour le pouvoir. Pas le pouvoir institutionnel, mais l’autre : celui des réseaux, de l’influence, de l’intuition partagée. » Cette formule résume bien le rôle latent mais central du club.

Plusieurs membres interrogés par Marie-Béatrice Baudet dans Le Monde expliquent que Le Siècle est surtout une « fabrique de familiarité ». Dans un système où les décisions se prennent dans des arènes formelles (Conseil des ministres, directions d’entreprises, comités stratégiques), le fait de connaître personnellement son interlocuteur, d’avoir dîné avec lui, de l’avoir vu s’exprimer sans notes, compte beaucoup. C’est ce lien humain et social qui fait parfois la différence dans une négociation, une nomination ou une alliance inattendue.

En cela, Le Siècle s’apparente aux cercles d’influence que les Anglo-Saxons appellent policy networks, mais dans une version plus fermée et mondaine. Il ne remplace pas les institutions républicaines, mais il crée une dynamique de convergence qui peut précéder ou accompagner certaines décisions clés.

III. Controverses et critiques autour du dîner du Siècle

Si Le Siècle est resté longtemps méconnu du grand public, il est aujourd’hui devenu l’objet de critiques nourries, provenant aussi bien de chercheurs que de journalistes, de militants ou de responsables politiques. Ces critiques concernent la nature du pouvoir exercé dans l’ombre, la proximité entre élites supposément opposées, ou encore le manque de transparence du club. Certaines relèvent d’une analyse politique ou sociologique sérieuse, d’autres alimentent des lectures plus conspirationnistes. L’ensemble témoigne d’un malaise profond face aux formes informelles de l’influence, en démocratie.

A. Collusion élitaire discrète

Pendant des décennies, Le Siècle a su maintenir une discrétion presque totale sur ses activités. Le journaliste Emmanuel Ratier, auteur controversé mais documenté du livre Au cœur du pouvoir (1996), affirme qu’entre 1944 et 1977, aucun média national n’avait jamais évoqué le club. Ce n’est qu’en 1977 qu’un premier article paraîtra dans L’Humanité, révélant son existence à un plus large public .

Cette culture du silence alimente la suspicion. Comme le notait le politologue Olivier Duhamel (ancien président du club), Le Siècle n’a pas de secrets mais cultive la discrétion par respect de la parole libre. Ce refus de médiatisation est vu par ses membres comme une garantie de sincérité, mais il est perçu de l’extérieur comme un refus de rendre des comptes.

Pour des figures critiques comme les sociologues Pinçon-Charlot, cette discrétion n’est pas anodine. Elle reflète selon eux un mécanisme classique de classe dominante se repliant sur elle-même, se rencontrant dans des lieux protégés, en dehors des arènes démocratiques .

B. Manifestations, fuites et chocs publics

À partir de 2010, Le Siècle est confronté à une contestation frontale. Le documentariste Pierre Carles et plusieurs collectifs organisent des manifestations devant l’hôtel de Crillon (puis place de la Concorde), les soirs de dîner. Ces rassemblements surnommés « Pique-niques des gueux » visaient à dénoncer la concentration de pouvoir entre des élites déconnectées de la population .

Le 24 novembre 2010, une manifestation rassemblant environ 500 personnes est violemment dispersée par les forces de l’ordre. L’événement devient symbolique, d’autant que le préfet de police de l’époque, Michel Gaudin, chargé de sécuriser le dîner… était lui-même membre du Siècle .

Peu après, un document fuit sur Internet. En février 2011, le site américain Cryptome publie la liste complète des participants au dîner du 27 janvier 2010, révélant 200 noms : ministres, PDG, hauts fonctionnaires, journalistes, banquiers. Ce document, authentifié, provoque une onde de choc médiatique. Pour les militants, il constitue la preuve matérielle d’un entre-soi structurel, au croisement des sphères de pouvoir.

La publication est accompagnée d’un texte dénonçant le caractère antidémocratique et opaque du club : « Ce qu’ils disent, avec qui ils discutent, reste un secret bien gardé. Ce manque de transparence est une menace pour la démocratie et doit être rendu public » .

C. Le cas des journalistes : indépendance en question

L’un des aspects les plus vivement critiqués concerne la présence des journalistes dans ces dîners privés. Sur la liste de 2010 figurent les noms de David Pujadas, Patrick Poivre d’Arvor, Michèle Cotta, Alexandre Adler, Alain Duhamel, ou encore des dirigeants de groupes comme RTL, France Télévisions ou Europe 1 .

Pour Acrimed ou Les Nouveaux Chiens de garde (documentaire de Gilles Balbastre, 2012), cette proximité remet en cause l’indépendance de la presse vis-à-vis du pouvoir politique et économique. Comment garantir l’impartialité d’un éditorialiste qui dîne la veille avec un ministre ou un PDG ? Certains dénoncent un journalisme de connivence, où l'information est filtrée, mise en scène ou édulcorée au profit d’une stabilité du système.

De leur côté, les journalistes concernés avancent plusieurs justifications :

  • Ils participent « en tant que citoyens », pas en tant que professionnels.

  • Ils y voient un moyen d’accéder à des sources et de mieux comprendre les enjeux du pouvoir.

  • Ils réfutent l’idée qu’un dîner puisse altérer leur indépendance rédactionnelle.

Cette défense n’a pas empêché certains journalistes de se retirer du club après la controverse, comme Arlette Chabot ou David Pujadas, préférant éviter tout soupçon. D’autres, au contraire, ont assumé leur présence avec fierté, la présentant comme un gage de lucidité sur le fonctionnement des sphères d’influence.

D. Une critique sociologique : reproduction, caste, verrouillage

Au-delà des soupçons conspirationnistes, de nombreux chercheurs soulignent que Le Siècle illustre une structure d’entre-soi élitaire, fondée sur la reproduction sociale et la cooptation de classe.

Le magazine Frustration, dans un article titré « Il n’y a pas de complot au Siècle, juste du séparatisme de classe », résume cette idée : inutile d’imaginer des manipulations secrètes, la réalité suffit à choquer. Des dirigeants politiques, médiatiques et économiques, formés dans les mêmes grandes écoles, partageant les mêmes codes culturels et se fréquentant dans un cadre informel, tendent mécaniquement à se protéger mutuellement et à se coopter .

Plusieurs familles sont représentées sur plusieurs générations : les Veil, les Rocard, les Attali, créant une forme de continuité héréditaire de l’influence. En 2011, on comptait au moins 100 couples, fratries ou ascendants-descendants parmi les membres du Siècle .

Cette homogénéité, renforcée par un fort entre-soi culturel (langage, parcours, références), produit une vision du monde dominante, souvent favorable au statu quo institutionnel, à la stabilité des marchés, à l’intégration européenne, au libéralisme économique modéré.

E. Réponses du club : entre ouverture et fermeture

Face aux critiques, le club a maintenu une posture de discrétion, mais a opéré quelques gestes d’ouverture. En 2011, un site officiel est mis en ligne, présentant l’histoire du Siècle, son « manifeste », son conseil d’administration et quelques principes de fonctionnement. Le club y souligne qu’il soutient des projets d’intérêt général, notamment des associations sociales et éducatives .

Il met également en avant la volonté d’équilibrer les profils (droite et gauche, public et privé, femmes et hommes). La présidence par Nicole Notat (2010), puis Véronique Morali (2024), est utilisée comme preuve de cette volonté d’ouverture.

Mais ces gestes sont jugés insuffisants par beaucoup. Les listes de membres restent non publiques, aucun thème de débat n’est communiqué, et le principe du huis clos reste intangible. La transparence ne fait pas partie de la culture du Siècle, et ses membres l’assument. Cette posture alimente en retour la suspicion démocratique.

IV. Le Siècle à l’épreuve du temps

Alors que les critiques à l’encontre du club se sont intensifiées dans les années 2010, une autre question s’est posée avec insistance, y compris au sein du Siècle lui-même : ce modèle d’échanges feutrés entre élites dans un club fermé est-il encore adapté à notre époque ? Les évolutions technologiques, la défiance envers les institutions, les exigences accrues de transparence et la montée des nouvelles élites du numérique tendent à ébranler la pertinence sociale et politique du Siècle. Cette section explore les signes de déclin, les tentatives de modernisation, mais aussi les résistances structurelles à la transformation.

A. Une baisse de fréquentation et de prestige ?

Les chiffres sont significatifs. En 2011, Le Siècle comptait environ 751 membres et 159 invités en phase d’intégration. En 2020, ce chiffre tombe à 566 membres et 161 invités, soit une baisse de près de 25 % des effectifs en moins de dix ans (source : site officiel du Siècle, chiffres d’assemblée générale 2021).

Cette diminution ne traduit pas seulement une régulation volontaire du nombre de membres, mais aussi une perte d’attractivité, en particulier auprès des nouvelles générations d’élites économiques. Selon plusieurs témoignages cités par Le Monde et Marianne, les entrepreneurs du numérique, les start-uppeurs, les dirigeants de la tech sont quasi absents du club. Alain Minc, membre historique, résumait la situation en 2020 : « Pour les trentenaires de la tech, Le Siècle c’est le XIXᵉ siècle. Ils réseautent différemment, par WhatsApp, LinkedIn, ou à l’international. »

De fait, des figures comme Xavier Niel, Bernard Arnault ou François Pinault, qui dominent aujourd’hui le paysage économique français, n’ont jamais été membres du Siècle. Cela témoigne peut-être d’un changement dans les circuits d’influence : l’économie numérique et les nouveaux capitaux ne passent plus forcément par les réseaux traditionnels de la haute fonction publique et des grandes écoles, cœur historique du club.

B. Le choc du Covid-19 et l’interruption des dîners

La crise sanitaire liée au Covid-19 a porté un coup direct au fonctionnement du Siècle. En février 2020, le 831ᵉ dîner du club se tient dans un climat de relative insouciance, alors que les premiers cas de coronavirus sont déjà déclarés en Europe. Ce dîner, rapporté par Mediapart, suscite la critique : l’absence de précaution sanitaire y est dénoncée comme révélatrice d’une déconnexion de l’élite vis-à-vis des réalités sociales.

Peu après, les mesures de confinement suspendent totalement les activités du club. Pendant près d’un an, aucun dîner n’a lieu, un fait inédit depuis la création de l’association. Certains membres âgés prennent leurs distances définitivement, tandis que d’autres se détournent de ce modèle de sociabilité.

Cette pause prolongée pousse le club à s’interroger : peut-on réinventer la forme du Siècle ? Faut-il aller vers plus d’ouverture, ou maintenir la tradition discrète et élitiste ? Les réponses divergent, et une forme de crispation conservatrice domine. Aucun dîner par visioconférence ne sera organisé, aucun contenu numérique ne sera diffusé. Le Siècle choisit d’attendre la réouverture des lieux physiques plutôt que d’adapter sa forme.

C. Une volonté de féminisation et de pluralisation affichée

Malgré ses limites, le club affiche depuis les années 2010 une volonté de s’ouvrir à plus de diversité. L’arrivée de Nicole Notat à la présidence en 2010 marque un tournant symbolique : c’est la première femme à occuper ce poste depuis la création du club, elle-même issue du monde syndical (ex-secrétaire générale de la CFDT), ce qui rompt avec le profil classique des présidents précédents (patrons, hauts fonctionnaires ou diplomates).

En 2021, à la suite du scandale Olivier Duhamel (voir partie suivante), le conseil d’administration est renouvelé. Plusieurs femmes sont nommées, dont des magistrates, universitaires ou dirigeantes d’association. En 2024, l’élection de Véronique Morali, présidente du groupe Webedia et figure du monde économique, est présentée comme un signal d’ouverture générationnelle et professionnelle.

Lors de son entrée en fonction, Morali affirme vouloir « accueillir des profils innovants, tournés vers l’intérêt général », et favoriser une « mixité réelle dans les recrutements ». Le conseil d’administration atteint alors une parité quasi symbolique (7 femmes sur 15). Le club commence aussi à intégrer davantage de personnalités issues de la culture, de la santé publique ou du secteur associatif.

Mais ces évolutions, bien qu’indéniables, restent lentes et partielles. Le cœur sociologique du Siècle demeure majoritairement masculin, blanc, diplômé de Sciences Po ou de l’ENA, et issu de la haute bourgeoisie. La cooptation reste le mode unique de recrutement, ce qui limite mécaniquement l’irruption de profils véritablement différents ou extérieurs à ce réseau.

D. Un modèle dépassé ? Réseaux globaux et influence distribuée

Plusieurs observateurs estiment que Le Siècle est dépassé par son époque. Le modèle du dîner discret, en cercle fermé, n’est plus en phase avec les nouvelles formes de pouvoir, plus horizontales, rapides, numériques et internationales.

Dans une tribune publiée en 2017 par Les Échos, un ancien membre confiait anonymement : « Le Siècle fait encore sens pour certains profils institutionnels, mais il est aujourd’hui marginal dans les processus réels d’influence. Les jeunes hauts potentiels ne rêvent plus d’en faire partie. »

Les élites françaises sont désormais connectées à des réseaux internationaux plus influents ou attractifs : Forum de Davos, Young Leaders franco-américains, clubs d’affaires transatlantiques, etc. En parallèle, les réseaux sociaux et les plateformes numériques ont profondément modifié les circuits d’information, de légitimation et de pouvoir. Les « nouveaux influenceurs » — penseurs, entrepreneurs, militants, intellectuels connectés — ne passent pas par les salons de l’Interalliée.

Ainsi, Le Siècle pourrait apparaître comme un relique d’une époque révolue, celle de la République des grands corps, des énarques et des élites homogènes. Il continue d’exister, mais ne constitue plus le centre névralgique du pouvoir comme il a pu l’être dans les années 1980 ou 1990.

E. Une résilience discrète : le Siècle se maintient

Malgré ces critiques, le club n’a jamais été aussi médiatisé qu’aujourd’hui, et cela ne l’a pas empêché de survivre. Ses membres défendent son utilité comme lieu d’écoute mutuelle, d’apprentissage transversal et de stimulation intellectuelle. Certains voient même dans cette exposition récente une forme de reconnaissance implicite : *« Si tout le monde s’y intéresse autant, c’est bien que ça sert à quelque chose », glissait un membre à Libération.

Le club a survécu à la crise du Covid, au scandale Duhamel, à la fuite de ses listes et aux accusations multiples. Il a, à sa manière, absorbé la critique sans se renier. Ses dirigeants misent désormais sur la continuité, la modération et la discrétion, pour poursuivre leur activité sans provoquer ni rupture ni révolution.

Ce choix de résilience par le silence en dit long sur le style du Siècle. Il n’attaque jamais ses détracteurs, ne se défend que ponctuellement, et continue d’avancer sans chercher à séduire. C’est ce mélange de prestige ancien et d’invisibilité contemporaine qui fait sa singularité — et, pour certains, sa dangerosité.

V. L’affaire Olivier Duhamel – Crise interne et révélateur symbolique

Le début de l’année 2021 marque un tournant dramatique dans l’histoire du Siècle, lorsque éclate ce qui deviendra l’un des scandales les plus retentissants de la décennie en France. Le politologue Olivier Duhamel, alors président du club, est publiquement accusé par sa belle-fille, Camille Kouchner, d’avoir commis des actes d’inceste dans les années 1980. Si les faits eux-mêmes sont d’ordre privé, leur impact sur Le Siècle est immédiat et profond. L’affaire jette une lumière crue sur les dynamiques internes de pouvoir, d’omerta et de protection entre pairs, révélatrices du fonctionnement intime du club.

A. Un président exemplaire… jusqu’au scandale

Élu à la présidence du Siècle en 2019, Olivier Duhamel est une figure consensuelle de l’intelligentsia parisienne. Professeur de droit constitutionnel, ancien député européen, chroniqueur régulier sur LCI, France Culture et Europe 1, il incarne cette élite intellectuelle libérale, républicaine et mondaine qui caractérise les membres du Siècle.

Duhamel siège également au conseil d’administration de plusieurs institutions majeures, dont la Fondation nationale des sciences politiques, qui chapeaute Sciences Po Paris. Il est alors perçu comme un homme d’influence aux multiples casquettes, parfaitement représentatif du cœur sociologique du club : bien né, brillant, énarque, inséré dans tous les réseaux.

Sa désignation à la tête du Siècle est alors présentée comme une continuité naturelle. Il succède à Nicole Notat et confirme la capacité du club à alterner profils syndicaux, économiques, politiques et académiques dans une logique d’équilibre feutré.

B. La révélation : une onde de choc

Le 7 janvier 2021, la sortie du livre La Familia grande de Camille Kouchner accuse explicitement Olivier Duhamel d’avoir abusé sexuellement de son beau-fils, alors adolescent, dans les années 1980. Le récit décrit également un système de silence, dans lequel plusieurs proches — intellectuels, journalistes, avocats — auraient su sans rien dire.

L’effet médiatique est immédiat. Le scandale, à la fois intime et institutionnel, met en cause l’une des figures les plus établies de la classe dirigeante. Duhamel démissionne de toutes ses fonctions dès le lendemain, y compris de la présidence du Siècle.

L’affaire, relayée par toute la presse nationale (Le Monde, Libération, Le Figaro, Mediapart), devient emblématique de ce que le sociologue Geoffroy de Lagasnerie appellera une « culture du silence dans les élites », où les relations interpersonnelles et les intérêts croisés priment sur la dénonciation de l’inacceptable.

C. Une crise de légitimité pour le club

Le Siècle se retrouve alors plongé dans une crise de crédibilité inédite. Non seulement son président est mis en cause pour des faits graves, mais plusieurs membres du club — dont l’avocat Jean Veil et le haut fonctionnaire Marc Guillaume — sont suspectés d’avoir eu connaissance des faits, sans jamais les signaler.

Ces révélations provoquent une série de démissions au sein du club. Certains membres exigent une clarification. Plusieurs journaux s’interrogent : comment une institution aussi prestigieuse a-t-elle pu se retrouver dirigée par un homme porteur d’un tel secret, connu de certains ?

Le journal Le Monde parle alors d’un « scandale qui fissure la carapace du Siècle », longtemps réputé pour son invulnérabilité. Libération titre de son côté : « Le Siècle aimerait continuer à dîner en paix », soulignant la volonté du club de minimiser la portée du scandale pour préserver sa continuité.

Mais pour beaucoup, cette affaire révèle un problème structurel : une culture de la loyauté de caste, qui permet à des abus de rester impunis dès lors qu’ils concernent les membres les plus protégés du cercle dirigeant.

D. Le retour du silence médiatique

Face à la tourmente, Le Siècle adopte sa stratégie habituelle : ne pas répondre publiquement, ne faire aucun communiqué formel, et procéder à un remplacement discret. Le 24 mars 2021, Pierre Sellal, ancien ambassadeur de France auprès de l’Union européenne, est élu président du club à la suite d’un vote du conseil d’administration.

Son profil est classique, rassurant, apolitique. Il est chargé de stabiliser l’institution et d’effacer l’empreinte de Duhamel. Parallèlement, des figures consensuelles comme Nicole Notat ou Denis Kessler sont rappelées pour renforcer la gouvernance du club.

E. Les femmes au cœur du rebond : mythe ou bascule ?

À la suite du scandale, plusieurs femmes membres du Siècle prennent la parole — de manière feutrée, mais significative. Nicole Notat, ancienne présidente, déclare : « L’association va survivre. En partie grâce à nous, les femmes. » Cette phrase est reprise par plusieurs médias, soulignant que le renouveau du club passera sans doute par une féminisation accrue et une attention renforcée aux questions éthiques.

Véronique Morali, élue en 2024, incarne cette volonté affichée de transformation douce. Dans une tribune interne, elle insiste sur « la nécessité d’instaurer un climat de responsabilité collective dans la gouvernance du club » et propose que chaque nouveau membre adhère à une charte éthique rappelant les principes de respect, de vigilance et de devoir d’alerte.

Reste à savoir si ces gestes sont de simples réponses à une crise d’image, ou s’ils marquent une évolution structurelle réelle. De nombreux membres, interrogés anonymement, estiment que rien n’a changé en profondeur. La culture du Siècle reste fondée sur la discrétion, la solidarité de corps, et l’exclusion des non-pairs.

F. Une affaire révélatrice d’un système

Plus qu’une affaire individuelle, le scandale Duhamel met au jour les limites d’un modèle de sociabilité élitaire protégé par la confidentialité. Ce qui est en cause n’est pas seulement le comportement d’un homme, mais la capacité d’un système à protéger ses membres, même lorsqu’ils sont accusés de faits graves.

Plusieurs intellectuels, comme Aude Lancelin ou Frédéric Lordon, y voient la preuve que l’élite française fonctionne comme une aristocratie moderne, dans laquelle la notoriété, la réputation et les réseaux comptent davantage que la morale publique.

Pour d’autres, l’affaire a au moins eu le mérite de briser un tabou médiatique : parler du Siècle n’est plus réservé aux chercheurs critiques ou aux militants alternatifs. Depuis 2021, plusieurs grands médias abordent le sujet de manière plus frontale, en s’interrogeant sur la légitimité, l’utilité et la transparence de tels cercles dans une démocratie moderne.

Conclusion

Le dîner du Siècle, longtemps enveloppé de silence, est aujourd’hui l’un des symboles les plus ambivalents du pouvoir en France. À l’origine conçu comme un espace de dialogue transpartisan et d’écoute mutuelle entre responsables de tous horizons, il s’est progressivement mué, aux yeux de nombreux observateurs, en incarnation d’un entre-soi élitaire opaque, au fonctionnement inchangé malgré les évolutions de la société.

Que sait-on vraiment du Siècle ? Sur le plan factuel, beaucoup : ses membres sont cooptés selon des critères sociaux et scolaires très homogènes ; ses dîners ont lieu chaque mois dans un cadre strictement confidentiel ; sa sociologie est documentée et reflète celle des grands corps d’élite — énarques, patrons, hauts magistrats, éditorialistes. Des listes ont fuité, des enquêtes ont été menées, des témoignages existent. Il ne s’agit pas d’un cercle secret, mais d’un club discret, dont les modalités d’action relèvent plus du lien social et de la mise en réseau que de décisions politiques stricto sensu.

Cette réalité objective n’efface pas la puissance symbolique de l’institution. Dans un contexte de crise de confiance démocratique, d’exigence de transparence et de défiance envers les élites, le Siècle cristallise les critiques. Il devient le miroir grossissant d’un système de reproduction sociale, d’alignement idéologique et de protection entre pairs. Non pas parce qu’il serait l’auteur de décisions cachées, mais parce qu’il matérialise une forme de séparation entre gouvernants et gouvernés.

Les critiques les plus sérieuses ne parlent pas de complot, mais de dérive oligarchique. Elles pointent les risques liés à la concentration du capital relationnel dans des lieux où les détenteurs de pouvoir politique, économique et médiatique apprennent à se ressembler, à se comprendre, à se protéger. Les soupçons deviennent d’autant plus vifs lorsque ces cercles restent hermétiques, socialement fermés, et dénués de toute reddition de comptes.

L’affaire Olivier Duhamel a montré que même un club aussi institutionnalisé et prestigieux n’est pas à l’abri d’une crise de légitimité. Elle a également montré les limites d’un système qui, plutôt que d’affronter ses zones d’ombre, préfère se replier dans le silence ou la minimisation. Le Siècle a survécu à cette tempête comme à d’autres, mais au prix d’un discrédit accru dans une partie de l’opinion.

Reste que pour ses membres, le Siècle continue de remplir une fonction utile : celle d’un espace où l’on peut parler librement, entre pairs, au-delà des postures publiques. Un lieu où se forge une lecture partagée des grands enjeux. Pour ses défenseurs, c’est là une contribution à la stabilité de la République. Pour ses critiques, c’est au contraire le symptôme d’un verrouillage démocratique, voire d’un séparatisme élitaire.