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La commission Trilaterale
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I.Organisation, membres et fonctionnement
II.Évolutions depuis la fin de la guerre froide
III.Influence avérée et rôle dans les relations internationales
IV.Entre critiques fondés et complotisme
V.La participation française : influence, profils, réception
Fondée en 1973 à l’initiative du banquier américain David Rockefeller, avec l’appui intellectuel du politologue Zbigniew Brzeziński, la Commission trilatérale est une organisation privée et transnationale qui réunit des personnalités influentes du monde politique, économique, diplomatique, académique et médiatique, issues principalement de l’Amérique du Nord, de l’Europe et de l’Asie-Pacifique. Officiellement, elle vise à favoriser un dialogue stratégique entre ces grandes régions industrialisées afin de renforcer la coopération internationale face aux défis communs.
La genèse de cette organisation intervient dans un contexte historique particulier : celui du début des années 1970, marqué par la fin du système de Bretton Woods, la montée du Japon comme puissance économique, les tensions croissantes au sein des démocraties occidentales, et une prise de conscience de l’interdépendance croissante entre États. Dans un article publié en 1972, intitulé America in the Technetronic Age, Brzeziński soutenait déjà que les structures traditionnelles de coordination transatlantique étaient devenues obsolètes, et qu’il fallait inclure le Japon dans toute réflexion sur la gouvernance économique mondiale. Ce constat donnera naissance, l’année suivante, à la Commission trilatérale, dont le lancement officiel a lieu à Tokyo.
David Rockefeller, alors président de la Chase Manhattan Bank et président du Council on Foreign Relations à New York, met au service du projet une partie de ses ressources financières et son réseau de contacts dans les milieux d’affaires et politiques. Brzeziński, professeur à Columbia University et conseiller en stratégie auprès de plusieurs fondations, devient quant à lui le principal architecte intellectuel de l’initiative. Ensemble, ils conçoivent la Trilatérale comme une plateforme de réflexion commune entre les grandes démocraties de marché, capable d’anticiper les mutations du monde, mais aussi de contenir les forces de déstabilisation qu’ils identifient déjà dans la montée de mouvements sociaux, les tensions idéologiques, les nationalismes économiques et les crises énergétiques.
La création de la Commission Trilatérale répond également à un besoin perçu par ses fondateurs : celui de construire une communauté de dialogue stable entre responsables de haut niveau, mais à l’écart des logiques gouvernementales et des contraintes électorales. Comme le souligne le politologue Samuel Huntington – lui-même membre actif des premières années – dans un article de 1975, les démocraties sont alors confrontées à une « surcharge de demandes » qui menace leur stabilité institutionnelle. Cette idée, développée dans le célèbre rapport The Crisis of Democracy rédigé pour la Trilatérale par Huntington, le sociologue français Michel Crozier et le professeur japonais Joji Watanuki, constitue l’un des premiers textes majeurs publiés sous l’égide du groupe. Ce rapport, qui affirme que les démocraties souffrent non pas d’un déficit mais d’un excès de participation citoyenne, suscite de vives critiques en France, notamment de la part de la gauche intellectuelle, du Parti communiste, et de certains syndicats. Il est par exemple vivement dénoncé par Maurice Goldring, essayiste marxiste, ou encore par Roland Leroy, alors directeur de L’Humanité, qui l’évoque à la télévision comme une tentative de légitimer un recul des droits démocratiques au nom de la stabilité des élites.
Dès le départ, la Commission trilatérale affiche sa volonté de fonctionner en dehors des institutions internationales existantes. Elle ne dépend ni de l’ONU, ni du GATT, ni d’aucun autre organisme intergouvernemental. Elle se définit comme un cercle de réflexion indépendant, financé par des contributions privées (notamment celles de la Fondation Rockefeller, de la Fondation Ford et d’entreprises partenaires), et orienté vers la formulation de propositions sur des questions globales : sécurité, commerce, environnement, technologie, gouvernance, etc. Contrairement au Groupe Bilderberg, plus informel et très discret, la Trilatérale revendique une certaine transparence de fonctionnement, en publiant certains de ses rapports et en assumant publiquement la liste de ses membres.
L’organisation regroupe à l’origine environ deux cents membres, triés sur le volet, venant de seize pays. Parmi eux figurent de futurs chefs d’État ou de gouvernement, comme Jimmy Carter, qui devient président des États-Unis en 1977 après avoir été membre actif de la Trilatérale. Son administration comptera plusieurs anciens membres de la Commission, dont Zbigniew Brzeziński lui-même, nommé conseiller à la sécurité nationale, ou encore Cyrus Vance, futur secrétaire d’État. Ce phénomène, souvent cité comme exemple emblématique du lien entre la Trilatérale et les sphères de pouvoir, alimente des soupçons sur l’influence réelle du groupe dans les choix politiques de certains pays. Ces critiques seront reprises notamment par la droite conservatrice américaine dans les années 1980, ou en France par des cercles souverainistes et anticapitalistes.
Au fil du temps, la Commission trilatérale étend ses activités. Elle se dote de trois groupes régionaux : un groupe nord-américain, un groupe européen, et un groupe asiatique (initialement centré sur le Japon, puis élargi). Chaque groupe tient des réunions internes, nomme ses propres membres, et participe à une réunion annuelle commune, qui se tient alternativement sur chacun des trois continents. Ces rencontres ne sont pas ouvertes à la presse, mais donnent lieu à la publication de comptes rendus synthétiques ou de rapports thématiques.
En France, la Trilatérale suscite une attention mitigée. Si certains journalistes, comme ceux du Monde diplomatique, s’en méfient dès les années 1970, d’autres la considèrent comme un outil utile de diplomatie discrète. Des figures françaises majeures y participent, comme l’économiste Raymond Barre, le diplomate Georges Berthoin (premier président du groupe européen), ou encore des dirigeants d’entreprise comme Bertrand Collomb (Lafarge), Serge Weinberg (Sanofi), ou Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, devenu président du groupe européen de la Trilatérale dans les années 2010. La France accueille aussi le secrétariat européen de l’organisation, installé à Paris, ce qui renforce son rôle structurel dans le dispositif.
En somme, la Trilatérale incarne dès sa création une tentative inédite de construire un réseau transnational d’influence intellectuelle, regroupant des élites partageant une même vision du monde fondée sur l’économie de marché, la coopération internationale, et une certaine méfiance vis-à-vis de la conflictualité politique excessive. Perçue tour à tour comme un forum d’anticipation, un laboratoire de soft power, ou un cercle fermé d’oligarques globalisés, elle suscite à la fois l’intérêt des observateurs, l’adhésion de ses membres, la critique de ses détracteurs, et la fascination de nombreux commentateurs.
I. Organisation, membres et fonctionnement
La Commission trilatérale repose sur une structure simple mais rigoureusement encadrée. Conçue dès l’origine comme un forum non gouvernemental de réflexion, elle fonctionne à la manière d’un think tank transnational : stable dans sa forme, souple dans ses modalités, influente par les personnalités qu’elle rassemble et la qualité des travaux qu’elle produit. Si elle ne détient aucun pouvoir institutionnel, elle joue néanmoins un rôle d’interface entre les sphères économique, politique, diplomatique et académique des grandes puissances industrialisées.
I.1 Une structure tripartite dès 1973
Dès sa fondation, la Trilatérale est divisée en trois groupes régionaux correspondant aux trois pôles alors dominants du monde industrialisé :
Amérique du Nord (États-Unis, Canada, puis Mexique après 2000),
Europe de l’Ouest, élargie progressivement aux pays d’Europe centrale et orientale après 1990,
Japon, devenu à partir des années 2000 le noyau du groupe Asie-Pacifique, englobant d’autres États de la région.
Chacun de ces groupes dispose d’un président régional, assisté de vice-présidents et d’un secrétariat. Ensemble, ils forment un comité directeur international qui assure la coordination générale. Contrairement à certaines organisations internationales, il n’existe pas de président unique à la tête de la Trilatérale. Ce choix collégial vise à éviter toute domination régionale et à garantir l’équilibre entre les trois pôles.
En Europe, le siège du secrétariat est installé à Paris, une décision cohérente avec le rôle fondateur joué par la France et plusieurs personnalités françaises dans l’organisation, à commencer par Georges Berthoin, ancien chef de cabinet de Jean Monnet et premier président du groupe européen dans les années 1970.
Dans son article « A Trilateral Commission? » publié en 1974 dans Foreign Affairs, Zbigniew Brzeziński expliquait que cette division régionale permettait à chaque groupe de développer ses priorités propres tout en facilitant la confrontation des perspectives lors des sessions plénières communes. Cette approche est restée au cœur du fonctionnement de la Commission.
I.2 Un recrutement par cooptation, fondé sur la représentativité des élites
Le recrutement des membres repose exclusivement sur l’invitation. Il n’est pas possible de postuler : chaque groupe régional propose et approuve les candidats. Cette cooptation garantit une certaine homogénéité de profil, tout en assurant une diversité sectorielle et géographique. En 1980, le quota de membres par pays est formalisé, pour limiter l’expansion du groupe et maintenir un fonctionnement fluide.
Ainsi, la Commission rassemble généralement entre 350 et 400 membres, répartis de façon relativement équilibrée :
Environ 120 membres pour l’Amérique du Nord (dont une large majorité d’Américains),
170 membres pour le groupe européen, avec des quotas par pays (la France en compte 18, comme le Royaume-Uni, contre 20 pour l’Allemagne),
Environ 110 membres pour l’Asie-Pacifique, dont 75 pour le Japon à lui seul, les autres sièges étant répartis entre la Corée du Sud, l’Inde, l’Australie, l’Indonésie, Singapour, ou encore la Chine (intégrée à partir de 2009).
Dans son étude Géopolitique des élites mondialisées (2013), le politologue belge Geoffrey Geuens souligne que les membres de la Trilatérale ne sont pas choisis pour représenter leur gouvernement, mais leur position d’influence dans leur société : chefs d’entreprise, dirigeants de banques, universitaires reconnus, anciens ministres ou diplomates, responsables de think tanks, journalistes d’influence, voire syndicalistes réformistes.
Dans les années 1970, par exemple, la délégation française comprenait l’économiste Raymond Barre, le diplomate François Duchêne, des PDG comme Jean Gandois (Pechiney) ou René Thomas (Saint-Gobain), mais aussi Michel Debatisse, président de la FNSEA, et René Bonety, représentant de la CFDT. Cette variété témoignait d’un effort de pluralisme, mais toujours au sein d’un spectre modéré, selon une logique que Brzeziński qualifiait dans Between Two Ages (1970) de « rational consensus among responsible elites ».
I.3 Des réunions régulières, un travail thématique continu
La Trilatérale tient chaque année une réunion plénière de trois jours, réunissant tous ses membres. Ces conférences se tiennent à tour de rôle dans chacune des trois grandes régions. Leur contenu est confidentiel, mais certains documents de synthèse sont publiés ensuite sous forme de bulletins (Trialogue) ou de résumés. La première réunion a eu lieu à Tokyo en 1973. D’autres ont suivi à Bruxelles, Washington, Paris, Séoul, Singapour, etc. En 2023, la réunion s’est tenue pour la première fois en Inde, à New Delhi, signalant l’élargissement géographique de l’organisation.
Outre cette réunion plénière, chaque groupe régional organise des séminaires locaux, des ateliers thématiques et des groupes de travail spécifiques, appelés task forces. Ces derniers réunissent un petit nombre d’experts issus des trois régions pour produire des analyses sur des enjeux globaux : réforme des institutions internationales, sécurité énergétique, cybersécurité, stabilité financière, commerce international, etc.
Les travaux de ces groupes sont publiés sous forme de rapports, appelés Triangle Papers. Chaque rapport est signé par ses auteurs et ne représente pas nécessairement la position officielle de la Trilatérale. Ce mode de fonctionnement permet d’offrir une certaine liberté intellectuelle, tout en garantissant un haut niveau d’expertise.
Le politologue américain Joseph Nye, président du groupe nord-américain dans les années 2010, a décrit ces rapports comme « une boussole intellectuelle » pour les décideurs, et non une feuille de route. Dans un entretien accordé au Financial Times en 2016, il déclarait : « La Commission ne dit pas aux gouvernements ce qu’ils doivent faire. Elle les aide à penser plus largement et à anticiper les ruptures. »
I.4 Une influence discrète mais structurante
La Trilatérale ne prend aucune décision contraignante. Elle n’émet ni directives, ni résolutions. Cependant, du fait du profil de ses membres, elle exerce une influence réelle mais indirecte. Comme l’expliquait l’économiste français Jean Pisani-Ferry dans un article publié dans Esprit (2019), ce type de forum agit comme un lieu de convergence cognitive pour des dirigeants appelés à prendre des décisions dans leur pays. Les idées discutées, testées, reformulées, finissent parfois par structurer des consensus qui migrent ensuite dans les institutions formelles.
L’influence passe également par les relations interpersonnelles. Les membres de la Trilatérale tissent des liens de confiance entre secteurs, générations et régions. Dans les années 1990, par exemple, plusieurs hauts fonctionnaires européens ayant participé aux travaux de la Commission ont contribué aux débats préparatoires du traité de Maastricht. De même, dans les années 2000, des responsables japonais ou sud-coréens présents à la Trilatérale ont joué un rôle dans l’élaboration de cadres de coopération en Asie du Nord-Est.
Selon Mario Monti, ancien commissaire européen et président du groupe Europe dans les années 2010, la Trilatérale sert avant tout à « établir un langage commun entre des élites qui, sans cela, risqueraient de parler dans le vide les unes des autres » (entretien à La Repubblica, 2014).
I.5 Une gouvernance stable, mais capable d’évolution
Au fil du temps, la Commission a su maintenir une forme stable tout en intégrant les mutations du monde. Dans les années 2000, le groupe asiatique s’élargit aux nouvelles puissances de la région, notamment à l’Inde, puis à la Chine (à partir de 2009), dans une logique prudente mais ouverte. Le Mexique rejoint officiellement le groupe nord-américain, tandis que l’Europe de l’Est est intégrée à la section européenne.
Ce rééquilibrage n’est pas qu’une question de représentation : il traduit une volonté d’adapter les réflexions à la réalité multipolaire du XXIe siècle. En 2019, lors de la réunion plénière de Paris, les débats ont porté sur les fractures sociales en Europe, les risques de désintégration du projet européen, la montée des nationalismes, mais aussi sur les rivalités sino-américaines ou la question de la souveraineté technologique. Le contenu de ces discussions a nourri plusieurs publications ultérieures, notamment le rapport coordonné par Yasuchika Hasegawa sur la réforme du capitalisme libéral dans un monde fracturé.
Aujourd’hui, la Commission trilatérale fonctionne comme un espace d’analyse stratégique à moyen et long terme. Son influence n’est pas immédiate, ni spectaculaire, mais elle contribue à façonner les orientations dominantes d’un certain segment des élites internationales, en amont des institutions officielles.
II. Évolutions depuis la fin de la guerre froide
La Commission trilatérale, fondée en pleine guerre froide, a dû s’adapter à un monde en recomposition profonde après l’effondrement du bloc soviétique et l’entrée dans l’ère de la mondialisation accélérée. Alors que les équilibres économiques se déplacent vers l’Asie, que de nouvelles puissances émergent, et que les démocraties libérales sont elles-mêmes confrontées à des tensions internes, la Trilatérale se transforme pour rester un espace pertinent de réflexion stratégique. Cette transformation est à la fois géographique, intellectuelle et structurelle, bien que le cadre formel de l’organisation demeure inchangé.
II.1 De l’Ouest au monde : élargissement géographique progressif
À l’origine, la Trilatérale reposait sur un triangle géopolitique clair : Amérique du Nord – Europe de l’Ouest – Japon. Cette configuration correspondait à la division du monde issue de la Seconde Guerre mondiale et à la prééminence des puissances industrialisées dites « du Nord ».
Mais avec la chute du mur de Berlin en 1989 et l’ouverture économique de nombreux pays, de nouveaux acteurs entrent en scène. L’Europe de l’Est s’intègre progressivement au monde libéral, le Japon perd son monopole asiatique, et des pays comme la Corée du Sud, l’Inde, la Chine, ou encore l’Australie acquièrent un poids politique et économique tel qu’il devient difficile de les ignorer dans toute discussion stratégique mondiale.
Dès les années 1990, la Commission amorce donc une première vague d’élargissement. En Europe, les anciens pays communistes ayant rejoint l’Union européenne, comme la Pologne, la République tchèque ou la Hongrie, se voient attribuer des sièges dans le groupe européen. En Asie, c’est le groupe japonais qui est progressivement transformé en un groupe Asie-Pacifique, à la fois pour refléter l’influence croissante des voisins de Tokyo, et pour ne pas enfermer la Trilatérale dans un modèle obsolète.
Selon l’ancien président du groupe Asie, Yotaro Kobayashi, interviewé par le Japan Times en 2008, cette transition a été motivée par un besoin de « dépasser le paradigme de la puissance économique solitaire » que représentait le Japon dans les années 1970-1980. L’ajout de l’Inde au début des années 2000, puis de représentants de l’ASEAN (Indonésie, Singapour, Thaïlande, Philippines…), a transformé le groupe en un véritable carrefour asiatique.
L’année 2009 marque un tournant symbolique avec l’admission de membres chinois, pour la première fois depuis la création de la Commission. Il s’agit de figures choisies avec soin – souvent des économistes, des universitaires ou d’anciens hauts fonctionnaires – incarnant une ligne ouverte, réformiste, compatible avec les valeurs de dialogue et de coopération économique chères à la Trilatérale. Bien que la Chine ne soit pas démocratique selon les critères libéraux classiques, sa participation est jugée indispensable au vu de son poids mondial. Cette ouverture, bien que limitée, est saluée comme une reconnaissance réaliste de l’évolution du centre de gravité économique mondial.
II.2 Le Mexique et l’Amérique latine dans le groupe nord-américain
En parallèle, le groupe nord-américain intègre progressivement des représentants du Mexique, notamment à partir de la décennie 2000, dans la foulée des accords de libre-échange nord-américains (ALENA, puis USMCA). Le président mexicain Ernesto Zedillo, ancien membre de la Commission, a joué un rôle clé dans cette ouverture, soulignant dans un discours en 2004 à l’Université de Yale que « la coopération hémisphérique passe par des réseaux informels autant que par les accords formels ».
Le Mexique devient ainsi le troisième pays officiellement représenté dans le groupe nord-américain, aux côtés des États-Unis et du Canada. Cette évolution élargit la base géographique de la Trilatérale sans rompre avec son ADN atlantique.
En revanche, l’Amérique du Sud reste absente de l’organisation, tout comme l’Afrique. Cette absence, parfois critiquée dans certains milieux académiques, tient au fait que la Commission ne cherche pas à représenter toutes les régions du globe, mais uniquement celles qu’elle considère comme stratégiquement interconnectées, économiquement avancées et institutionnellement compatibles avec son mode de fonctionnement.
II.3 Nouvelles thématiques, nouveaux rapports
L’élargissement géographique de la Commission s’accompagne d’un élargissement de ses champs d’analyse. Alors qu’elle se concentrait dans les années 1970 sur les déséquilibres monétaires, la gestion de la démocratie ou la coopération économique, la Trilatérale aborde au fil des décennies des thématiques plus variées :
Les conséquences sociales de la mondialisation,
Le changement climatique,
L’impact des technologies numériques,
La souveraineté technologique,
Les inégalités croissantes,
Les menaces pour la démocratie libérale.
Dans un rapport publié en 2012 sous la direction du politologue Charles Kupchan (The Democratic Discontent), la Commission explore les causes du désenchantement démocratique en Europe et en Amérique du Nord. Kupchan y affirme que la montée des populismes, loin d’être accidentelle, reflète une crise de légitimité des élites et une incapacité des gouvernements à répondre aux nouvelles formes d’angoisse sociale.
De même, le rapport présenté à la réunion de Paris en 2019, rédigé par un groupe de travail dirigé par Jean-Claude Trichet, traite de l’avenir de l’Union européenne face aux risques de fragmentation. Il propose des pistes sur la réforme de la zone euro, l’autonomie stratégique européenne, et la coordination des politiques industrielles.
En 2021, en pleine pandémie de Covid-19, la Trilatérale lance une série d’ateliers sur les fragilités révélées par la crise sanitaire. Ces travaux aboutissent à un Triangle Paper intitulé Global Capitalism at a Crossroads, coordonné par l’économiste sud-coréen Il SaKong, qui plaide pour un capitalisme régulé, inclusif et plus résilient. Le rapport, relayé par plusieurs ministères économiques (notamment au Canada et en Corée du Sud), est présenté comme une tentative de sortir de la logique néolibérale dominante depuis les années 1990.
II.4 Réunions mondialisées, signaux d’ouverture
Les réunions annuelles de la Commission deviennent progressivement des vitrines de cette diversification. En 2018, la Trilatérale tient pour la première fois son grand rassemblement à Singapour, sur invitation du Premier ministre Lee Hsien Loong. En 2023, elle se réunit à New Delhi, soulignant l’intégration croissante de l’Inde dans les débats globaux. En 2025, la réunion plénière à Washington est rebaptisée pour la première fois “Global Meeting”, marquant symboliquement la fin du strict triptyque originel et l’ouverture à un monde plus polycentrique.
Dans son discours d’ouverture, le président du groupe nord-américain de l’époque, le professeur Joseph Nye, ancien doyen de la Kennedy School de Harvard, évoque « la nécessité de repenser la coopération dans un monde post-hégémonique », c’est-à-dire un monde où aucun acteur unique ne peut dicter l’agenda global.
Cette formule fait écho aux travaux de l’historien américain Charles Maier, pour qui les années 1990-2000 ont marqué la fin de la « pax americana », et le retour d’un désordre stratégique mondial. La Trilatérale, dans ce contexte, apparaît comme l’un des rares forums capables de faciliter un dialogue horizontal entre puissances établies et puissances émergentes.
II.5 Une ambition reformulée sans rupture
Malgré ces évolutions, la Trilatérale n’a jamais changé de nom, ni adopté de nouvelle charte. Ce choix assumé reflète une continuité dans la méthode, malgré la diversification des acteurs. Selon Jean-Claude Trichet, interviewé en 2020 par Les Échos, la Commission reste fidèle à son objectif initial : « réunir des hommes et des femmes responsables pour penser ensemble les enjeux de long terme ». Ce qui change, selon lui, ce sont les sujets, les voix, et les sensibilités.
En somme, la Trilatérale a su s’adapter sans se dissoudre. Elle ne prétend pas remplacer les institutions internationales existantes, mais cherche à les nourrir par un dialogue préparatoire, informel, mais exigeant. Son élargissement progressif à l’Asie, son ouverture contrôlée aux puissances émergentes, et sa capacité à anticiper des crises sociopolitiques majeures (comme le populisme ou la crise de légitimité démocratique) renforcent sa légitimité comme acteur discret mais influent de la gouvernance mondiale.
III. Influence avérée et rôle dans les relations internationales
Bien que la Commission trilatérale ne dispose d’aucun statut officiel dans le système international, son rôle est loin d’être anecdotique. Son influence, exercée hors des projecteurs, ne réside ni dans la contrainte ni dans la décision, mais dans la circulation d’idées, la mise en réseau des élites, et la préfiguration intellectuelle de certains choix politiques. Depuis un demi-siècle, elle fonctionne comme un lieu d’anticipation stratégique et un incubateur de consensus, dans un monde fragmenté mais interdépendant.
III.1 Le laboratoire d’idées des grandes puissances démocratiques
La Commission trilatérale a produit depuis sa fondation des dizaines de rapports stratégiques qui ont nourri les réflexions gouvernementales et influencé les débats internationaux. L’un des plus célèbres, The Crisis of Democracy, rédigé en 1975 par Samuel Huntington, Michel Crozier et Joji Watanuki, a profondément marqué les discussions sur la gouvernabilité des démocraties dans les années 1970. Huntington, dans ses écrits ultérieurs publiés par Harvard University Press, affirmera que la démocratie reste forte quand elle peut limiter les attentes excessives de ses citoyens et éviter une surcharge institutionnelle.
Plus récemment, le rapport coordonné par Jean-Claude Trichet en 2019 sur « l’autonomie stratégique européenne » a été discuté au sein de plusieurs think tanks, dont l’Institut Montaigne en France, ainsi qu’au Parlement européen. Ce document mettait en avant la nécessité pour l’Europe de sortir d’une dépendance excessive à l’égard des États-Unis sur les plans technologique, militaire et industriel.
De nombreux autres rapports ont anticipé des débats globaux : l’impact de la transition numérique, les risques géopolitiques liés aux chaînes de valeur, la montée des régimes autoritaires, ou encore la financiarisation excessive de l’économie. Ces documents, bien que signés à titre personnel, sont produits dans un cadre qui leur confère une légitimité intellectuelle renforcée, du fait de la qualité des intervenants et de leur exposition dans les cercles diplomatiques.
L’ancien directeur de la RAND Corporation, Michael Rich, soulignait en 2016 dans Foreign Policy que la Trilatérale « joue un rôle d’interface entre la recherche stratégique et l’action publique, dans un registre informel mais souvent décisif ». Il comparait son rôle à celui d’un « club de lecture pour dirigeants », où se testent des idées avant qu’elles n’entrent dans le débat officiel.
III.2 Le rôle de préfiguration des décisions multilatérales
Au fil des décennies, plusieurs thèmes abordés à la Trilatérale ont été repris par des institutions internationales. Dans son livre The Globalizers (Harvard, 2004), l’historienne Ngaire Woods souligne que les travaux de la Trilatérale sur la régulation financière dans les années 1980 ont précédé les réformes engagées par le G7, le FMI ou l’OCDE sur la surveillance des marchés. Elle y voit un effet d’amorçage intellectuel, à travers lequel certaines idées franchissent le seuil du débat privé pour devenir des principes de politique publique.
On pourrait également citer les réflexions menées après la crise financière de 2008 sur les failles systémiques de la finance mondialisée. Un Triangle Paper publié en 2010, rédigé par le professeur Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine, plaidait pour un durcissement des règles prudentielles bancaires. Ces recommandations ont précédé de quelques mois les réformes dites « Bâle III » promues par le Comité de Bâle et reprises par les États du G20.
Ses membres ne prennent pas de décision publique directe. Cependant, les idées circulent.
III.3 Des membres aux carrières internationales stratégiques
L’un des vecteurs les plus visibles de cette influence est le parcours des membres eux-mêmes. La Trilatérale a toujours attiré des profils appelés à exercer des responsabilités majeures, ou ayant déjà marqué la vie publique dans leur pays.
Dans les années 1970, Jimmy Carter devient l’illustration emblématique de cette porosité entre sphère trilatérale et pouvoir exécutif. Membre actif du groupe nord-américain dès 1973, il est élu président des États-Unis en 1976 et constitue une administration comprenant plusieurs anciens de la Trilatérale, dont Zbigniew Brzeziński, Cyrus Vance ou Harold Brown. Cette situation, documentée dans The Washington Post en avril 1977, suscite à l’époque une vive controverse sur la nature de l’influence exercée par ces réseaux privés.
En Europe, on retrouve des trajectoires similaires : Mario Monti, président du groupe européen de la Trilatérale dans les années 2010, devient président du Conseil en Italie en 2011. Jean-Claude Trichet, après avoir présidé la Banque centrale européenne, prend la tête de la branche européenne de la Commission. D’anciens commissaires européens, comme Étienne Davignon ou Pascal Lamy, ont également été membres. En France, plusieurs figures de premier plan ont siégé dans la Commission : Raymond Barre, Édouard Balladur, Hubert Védrine, Laurent Fabius, ou encore des hauts fonctionnaires comme Jean Pisani-Ferry ou Louis Schweitzer.
Le politologue américain Stephen Gill, dans son ouvrage Power and Resistance in the New World Order (2003), parle de la Trilatérale comme d’un “relais transnational de légitimation élitaire”, où se forme une vision commune des intérêts globaux, partagée par une fraction significative des élites des pays industrialisés.
III.4 Un pouvoir limité mais une cohérence de pensée
Il serait pourtant réducteur de voir la Trilatérale comme un « gouvernement mondial parallèle » ou une instance dirigeante occulte. Elle n’a aucun mandat institutionnel, aucune capacité à émettre des lois, ni même à contraindre ses membres à suivre une ligne commune. Au contraire, la diversité des profils (publics, privés, académiques) et l’absence de mécanismes exécutifs soulignent qu’il s’agit avant tout d’un espace de dialogue intellectuel.
Cependant, comme le souligne Pierre Rosanvallon dans La Contre-démocratie (Seuil, 2006), ce type de cercle peut produire des effets réels sur les orientations générales, non pas parce qu’il impose, mais parce qu’il préfigure les conditions du pensable. En discutant en amont des grandes tendances, en consolidant un certain langage commun autour de la globalisation, de l’interdépendance, de la compétitivité, ou de la stabilité monétaire, la Trilatérale contribue à structurer ce que les gouvernants perçoivent comme “nécessaire” ou “raisonnable”.
En ce sens, elle n’agit pas tant comme un organe de pouvoir que comme une fabrique de cohérence idéologique, ce que certains critiques appellent le “consensus de Washington élargi”.
III.5 Entre légitimité et critique
La légitimité de la Trilatérale repose sur sa capacité à anticiper les grands enjeux et à faciliter la concertation entre acteurs étatiques et non étatiques. Mais cette légitimité est régulièrement remise en cause par ceux qui y voient une tentative d’imposer un modèle technocratique de gouvernance, coupé des citoyens.
Dans son article « Les élites de la mondialisation », publié dans Le Monde diplomatique en 2001, l’économiste Frédéric Lordon dénonce ce qu’il appelle une « homogénéité structurelle des cercles de pouvoir », dont la Trilatérale serait l’un des rouages. Selon lui, les débats qu’elle organise relèvent d’une pensée unique néolibérale, incapable d’envisager des alternatives radicales à l’ordre établi.
À l’inverse, des membres de la Commission comme Thierry de Montbrial ou Dominique Moïsi, tous deux fondateurs de l’Institut français des relations internationales, défendent l’idée que la Trilatérale est un lieu d’échange ouvert entre responsables responsables, destiné à « faire dialoguer des cultures stratégiques trop souvent cloisonnées », selon les mots de Moïsi dans une tribune parue dans Le Figaro en 2017.
IV. Entre critiques fondés et complotisme
Depuis sa fondation en 1973, la Commission trilatérale a été perçue tantôt comme un forum légitime de dialogue stratégique entre les grandes démocraties industrialisées, tantôt comme un cercle élitiste opaque orienté vers la consolidation d’un ordre économique libéral mondial. Si certaines critiques reposent sur des malentendus ou des interprétations conspirationnistes infondées, d’autres soulèvent des questions légitimes sur la nature, la composition, l’idéologie et l’influence réelle de ce type de forum.
IV.1 Un entre-soi élitiste ? La critique sociologique
L’une des critiques les plus récurrentes formulées à l’encontre de la Trilatérale est qu’elle représente un entre-soi oligarchique, un espace clos où se côtoient dirigeants économiques, anciens responsables politiques, hauts fonctionnaires et universitaires proches du pouvoir. Dans La classe dirigeante transnationale, paru en 2003, le politologue canadien William K. Carroll décrit la Commission comme un exemple typique de ces réseaux dans lesquels s’élaborent des visions partagées entre élites mondiales, en dehors des processus démocratiques.
Cette critique est renforcée par le fait que les membres sont recrutés par cooptation, selon des critères de notoriété, de modération idéologique et d’influence dans leur secteur. Pour les détracteurs, cette méthode exclut de fait les voix dissidentes, les intellectuels critiques ou les représentants de mouvements sociaux non institutionnalisés.
L’universitaire Geoffrey Geuens, dans son ouvrage Tous pouvoirs confondus (2003), consacre plusieurs chapitres aux réseaux d’influence élitaires, en soulignant que la Trilatérale incarne une forme de “diplomatie privée des élites”, où se construit une pensée dominante au service de la stabilité du capitalisme globalisé.
IV.2 Un biais idéologique libéral assumé
Au fil du temps, de nombreux observateurs ont pointé le biais idéologique de la Trilatérale en faveur d’un modèle économique fondé sur la mondialisation des échanges, la libre entreprise et la rigueur budgétaire. Cette orientation transparaît dans plusieurs rapports produits par la Commission, notamment ceux sur la compétitivité, la réforme de l’État, ou la nécessité de flexibiliser les marchés du travail.
Dans Manufacturing Consent (1988), Noam Chomsky et Edward S. Herman citent la Commission comme l’un des forums où se consolide ce qu’ils appellent le “consensus élitaire”, c’est-à-dire un ensemble de principes présentés comme neutres, mais qui reflètent en réalité les intérêts des grandes entreprises et des gouvernements favorables à l’économie de marché.
En France, cette critique a été relayée dès les années 1970 par L’Humanité, notamment sous la plume de Roland Leroy, qui dénonçait une volonté « de limiter l’extension de la démocratie » au profit d’une technocratie financière. Le rapport The Crisis of Democracy, publié en 1975, reste à cet égard un texte emblématique : rédigé par Crozier, Huntington et Watanuki, il évoque les risques d’« ingouvernabilité » causés par un excès de participation démocratique, appelant à un renforcement de l’autorité de l’État et à une « meilleure maîtrise des attentes sociales ». Pour certains commentateurs, cette formulation trahit une conception méfiante de la démocratie et un attachement à la stabilité politique plutôt qu’à l’élargissement des droits.
Michel Rocard, ancien Premier ministre français, déclarait en 1997 dans une tribune au Monde qu’il était « utile de confronter les analyses d’un forum comme la Trilatérale », mais « dangereux d’en faire une boussole unique pour la gestion des sociétés complexes ».
IV.3 Opacité et absence de responsabilité démocratique
Autre critique récurrente : la confidentialité des réunions. Bien que la Commission publie certains rapports et communiqués, ses délibérations sont tenues à huis clos, sans présence de journalistes, et sans comptes rendus exhaustifs disponibles publiquement. Pour les défenseurs de la transparence démocratique, cette opacité structurelle pose problème.
Dans son essai La contre-démocratie (2006), Pierre Rosanvallon souligne que les citoyens attendent aujourd’hui des institutions une capacité de rendre des comptes, y compris quand il s’agit d’organisations informelles. Or, la Trilatérale ne rend de comptes à personne, et n’est soumise à aucun contrôle extérieur. Cela la distingue fondamentalement des parlements, des gouvernements ou même des organisations internationales publiques comme l’ONU.
À droite comme à gauche, cette absence de transparence nourrit un climat de suspicion. Dans les années 1980, aux États-Unis, le député démocrate Larry McDonald proposa une résolution au Congrès pour enquêter sur l’influence de la Commission trilatérale et du Council on Foreign Relations sur la politique étrangère américaine. Bien que marginal, ce projet a cristallisé les inquiétudes d’une partie de l’opinion publique à l’égard des « cercles de pouvoir non élus ».
IV.4 Une cible récurrente des discours conspirationnistes
La Trilatérale a également été visée par de nombreuses théories du complot, notamment dans les milieux nationalistes, souverainistes ou religieux fondamentalistes, qui l’accusent de promouvoir un « Nouvel ordre mondial » ou un projet de gouvernement mondial technocratique.
Dans son pamphlet La Trilatérale et les secrets du mondialisme, publié en 1980, l’essayiste français Yann Moncomble reprend une rhétorique classique du complot antisystème, en associant la Commission à la franc-maçonnerie, aux réseaux financiers et à l’influence juive internationale. Ce genre d’ouvrage, largement diffusé dans les cercles d’extrême droite dans les années 1980-1990, a contribué à inscrire durablement la Trilatérale dans l’imaginaire conspirationniste francophone.
Jean-Marie Le Pen, dans plusieurs interventions publiques à la fin des années 1980, cite explicitement la Trilatérale comme l’un des « instruments de la dissolution des nations » au profit d’un pouvoir globalisé, qu’il qualifie d’« idéologie mondialiste ». Ce type de discours a été repris dans les années 2010 par certains blogueurs souverainistes et figures médiatiques issues de la mouvance dite "anti-système".
Aux États-Unis, la John Birch Society, organisation ultraconservatrice née pendant la guerre froide, considère depuis les années 1970 que la Trilatérale constitue une menace pour la souveraineté américaine. En 1979, elle publia une brochure intitulée The Trilateralists and the New World Order, affirmant que des élites transnationales œuvraient à l’effacement des États-nations.
Le politologue Pierre-André Taguieff, dans son ouvrage L’imaginaire du complot mondial (2006), explique que la Trilatérale incarne « un objet parfait de fantasme », car elle réunit tous les ingrédients d’un récit conspirationniste : réseau élitiste, confidentialité, influence indirecte, présence de grandes fortunes, et vocabulaire technocratique.
IV.5 Réponses et limites de ces critiques
Face à ces attaques, les responsables de la Trilatérale ont souvent choisi la réserve. Dans une rare interview accordée en 2013 au journal allemand Die Zeit, Yasuchika Hasegawa, alors président du groupe Asie-Pacifique, affirmait que « la Trilatérale n’est ni un gouvernement caché ni une société secrète, mais un lieu de réflexion, nécessaire dans un monde fragmenté ».
Les membres eux-mêmes mettent en avant la diversité des opinions représentées, l’ouverture des publications, et l’absence de toute fonction exécutive. Ils rappellent aussi que les réunions ne sont pas secrètes, mais simplement non publiques, afin de garantir la liberté de parole.
Pour autant, même certains partisans de la Trilatérale reconnaissent que l’organisation gagnerait à renforcer sa transparence, à diversifier ses recrutements et à mieux communiquer ses travaux auprès du grand public. Dans un rapport interne de 2015, consulté par le New York Times, plusieurs membres évoquaient la nécessité de « sortir de l’entre-soi » pour répondre aux critiques récurrentes d’opacité.
V. La participation française : influence, profils, réception
La France a joué, dès l’origine, un rôle important au sein de la Commission trilatérale. Elle a fourni à l’organisation certains de ses membres les plus actifs, accueilli son secrétariat européen à Paris, et contribué de manière significative à l’élaboration de ses réflexions, notamment sur l’Europe, la régulation de l’économie mondiale et la gouvernance démocratique. En retour, la participation française à la Trilatérale a suscité curiosité, respect, mais aussi critiques, parfois vives, dans l’espace public et intellectuel français.
V.1 Une présence française structurante depuis 1973
Dès la première réunion de Tokyo en 1973, plusieurs figures françaises sont associées à la fondation de la Commission. Parmi elles, Georges Berthoin, ancien collaborateur de Jean Monnet et fervent défenseur de l’idée européenne, devient le tout premier président du groupe Europe. Son engagement est salué par Brzeziński lui-même, qui considère que la France, avec sa tradition de réflexion stratégique, avait toute sa place dans la configuration trilatérale.
Dans les années suivantes, les membres français sont systématiquement présents dans les réunions annuelles, les groupes de travail et les publications majeures de la Commission. En 1982, dans un entretien à Le Monde, l’économiste Raymond Barre, ancien Premier ministre et professeur d’économie politique, se dit « fier de contribuer aux travaux de la Trilatérale », qu’il considère comme un outil de « coopération intellectuelle indispensable dans un monde interdépendant ».
Le siège du secrétariat européen, installé à Paris, est un symbole de cette centralité française. Il facilite la logistique des échanges, les relations avec les institutions européennes, et renforce la visibilité du groupe en France. Ce secrétariat est dirigé pendant plusieurs années par des diplomates ou anciens hauts fonctionnaires français, assurant ainsi une continuité et une cohérence francophone au sein de l’organisation.
V.2 Profils des membres français : entre technocratie et diversité
La liste des membres français de la Commission au fil des décennies témoigne d’une forte représentation des élites économiques, politiques et administratives. On y trouve :
Des hommes politiques : Raymond Barre, Édouard Balladur, Alain Juppé, Hubert Védrine, Laurent Fabius, Elisabeth Guigou, Pierre Lellouche, Alain Richard.
Des hauts fonctionnaires et banquiers centraux : Jean-Claude Trichet (Banque de France, BCE), Jacques de Larosière (FMI, Banque de France), Edmond Alphandéry (ministère des Finances), François Bujon de l’Estang (ambassadeur à Washington).
Des patrons du CAC 40 : Louis Schweitzer (Renault), Serge Weinberg (Sanofi), Henri de Castries (Axa), Clara Gaymard (General Electric France), Bertrand Collomb (Lafarge).
Des universitaires et experts : Thierry de Montbrial (IFRI), Dominique Moïsi, Nicolas Beytout, Jean Pisani-Ferry.
Quelques syndicalistes modérés, comme Michel Debatisse (FNSEA) ou René Bonety (CFDT), dans les premières années.
Dans une note interne de 2007, publiée par Le Nouvel Observateur, un ancien membre soulignait que « la Trilatérale en France est un reflet assez fidèle de la haute administration économique, plus que du pluralisme politique ou de la société civile ». Cette observation est régulièrement reprise dans les critiques adressées à l’organisation.
V.3 Influence des Français dans les orientations de la Trilatérale
Les membres français n’ont pas été de simples participants passifs. Plusieurs ont exercé des responsabilités importantes dans la structure même de la Commission. Jean-Claude Trichet, après sa carrière à la BCE, devient président du groupe Europe en 2012, poste qu’il occupe pendant près de dix ans. Mario Monti, bien que de nationalité italienne, souligne dans une interview à Les Échos en 2015 le rôle clé joué par Trichet dans l’orientation des travaux sur la réforme du système monétaire international et sur la soutenabilité de la dette européenne.
D’autres Français ont contribué à orienter les priorités thématiques de la Trilatérale. Par exemple, le géopolitologue Thierry de Montbrial a régulièrement plaidé pour une approche plus multipolaire des relations internationales, en insistant sur l’importance du dialogue avec la Russie, la Chine et le monde arabe. Dans une tribune publiée dans Le Figaro en 2017, il défendait l’idée que « l’Europe ne peut pas penser le monde à l’image des États-Unis », rejoignant les débats internes sur l’autonomie stratégique.
Lors des réunions plénières, la France est aussi un pays d’accueil régulier. La session de Paris en 2019 a rassemblé plus de 250 membres et invités autour de thèmes comme la crise des démocraties représentatives, les fractures sociales en Europe, et la réponse européenne au protectionnisme. À cette occasion, les contributions françaises ont été nombreuses, notamment sur les questions liées aux Gilets jaunes et à la défiance envers les élites.
V.4 Réception française : entre fascination et rejet
En France, la perception de la Trilatérale est marquée par une ambivalence durable. D’un côté, elle suscite un intérêt réel dans les cercles informés, et notamment parmi les hauts fonctionnaires, diplomates et journalistes spécialisés. D’un autre côté, elle fait l’objet de critiques récurrentes, souvent virulentes, de la part des milieux souverainistes, marxistes ou conspirationnistes.
Dès 1976, l’ouvrage La Commission trilatérale et l’ordre mondial publié aux éditions sociales pose les bases d’une critique de gauche, accusant le groupe de chercher à restreindre la démocratie au nom de la gouvernabilité. Le Monde diplomatique publie à plusieurs reprises des articles critiques, notamment sous la plume de Bernard Cassen ou Serge Halimi, qui voient dans la Trilatérale une manifestation de l’« entente des élites » mondiales contre les classes populaires.
Côté souverainiste, des figures comme Jean-Pierre Chevènement ou Philippe de Villiers dénoncent dans les années 1990 la participation de responsables français à des réunions internationales « non démocratiques », sans toutefois toujours citer la Trilatérale explicitement.
Ces critiques, bien que marginales dans le débat public général, nourrissent l'imaginaire politique structuré autour du rejet de la mondialisation et de la méfiance envers les élites. Le succès de livres comme Les nouveaux chiens de garde de Serge Halimi ou La Caste de Laurent Mauduit contribue indirectement à entretenir une suspicion généralisée envers ce type de cercles.
V.5 Une influence durable mais discrète
En définitive, la France a toujours occupé une place centrale dans l’organisation et l’agenda de la Commission trilatérale. Elle fournit des membres de haut niveau, accueille des réunions clés, et contribue à définir des priorités, notamment sur l’Europe, la défense des institutions démocratiques, et la réforme de la gouvernance économique.
Mais cette participation reste largement ignorée du grand public, en dehors de quelques milieux informés ou militants. Le caractère confidentiel de la Commission, ajouté à la culture de discrétion propre aux élites françaises, renforce cette invisibilité relative. Pour certains, cette situation est un gage de sérieux et d’efficacité. Pour d’autres, elle constitue le symptôme d’un déficit de transparence dans la fabrique des idées qui influencent les décisions publiques.
Conclusion
Depuis sa fondation en 1973 à l’initiative de David Rockefeller et Zbigniew Brzeziński, la Commission trilatérale s’est affirmée comme un forum discret mais influent de dialogue stratégique entre les élites politiques, économiques et intellectuelles des grandes démocraties industrialisées. Elle a traversé les bouleversements de l’histoire récente — fin de la guerre froide, mondialisation accélérée, montée des puissances émergentes, crises démocratiques — en adaptant progressivement sa composition, ses thématiques, et sa méthode de travail, tout en conservant une structure stable.
Sa forme tripartite originelle (Amérique du Nord, Europe, Japon) a évolué vers une configuration plus souple, intégrant progressivement l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est ou encore le Mexique. Cette ouverture partielle a permis à la Trilatérale de mieux refléter les nouveaux équilibres mondiaux, sans pour autant se transformer en institution globale. L’organisation conserve sa nature privée, non officielle, financée par des contributions individuelles et des fondations, et se définit comme un espace de réflexion, non de décision.
Sa fonction centrale n’est pas d’imposer des politiques, mais de formuler, tester et diffuser des idées qui, par capillarité, peuvent influencer les agendas publics. Les rapports publiés dans sa série Triangle Papers, les discussions menées lors des réunions annuelles, et les relations tissées entre ses membres contribuent à structurer un langage commun des élites transnationales. Ce rôle a été salué par certains, comme Joseph Nye ou Charles Kupchan, comme un vecteur nécessaire de cohérence stratégique dans un monde fragmenté ; mais il a également été dénoncé par d’autres, comme Noam Chomsky ou Frédéric Lordon, comme une instance de légitimation du néolibéralisme global.
La critique adressée à la Trilatérale ne repose pas seulement sur la méfiance des conspirationnistes, bien qu’elle en ait été la cible fréquente. Elle soulève aussi des questions sérieuses démocratiques. Il est légitime de s’interroger sur la place de ces forums transnationaux dans l’architecture globale de la gouvernance.
En définitive, la Commission Trilatérale n’est ni toute-puissante ni insignifiante.
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