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Les frontières dans l'Histoire
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I.Avant l’État : territoires diffus, seuils symboliques et premiers tracés
II.Le Moyen Âge : entre frontières floues et territorialités émergentes
III.L’âge moderne : fixer l’espace, affirmer l’État, territorialiser l’identité
IV.Le XXe siècle : redécouper, résister, stabiliser
V.Mondialisation, illusions d’ouverture et retour des murs
Dans les sociétés humaines, la frontière constitue l’un des fondements essentiels de l’organisation politique du monde. Elle n’est ni naturelle, ni évidente : elle est le produit d’un acte de pouvoir. Comme le rappelle Michel Foucher, la frontière est avant tout « un discontinuité géopolitique à fonction de marquage politique » (Foucher, 2007). Elle délimite la souveraineté, sépare les appartenances, incarne l’ordre ou, à l’inverse, la contrainte. Elle peut être vécue comme une protection, une blessure, une injustice, un droit, ou une simple formalité administrative.
Mais qu’est-ce qu’une frontière, au juste ? Loin d’être une simple ligne sur une carte, la frontière est à la fois objet politique, outil juridique, construction symbolique, et expérience vécue. Elle peut être physique (mur, fleuve, clôture), invisible (ligne de visa, statut migratoire), temporaire ou permanente. Elle évolue avec le temps, les techniques, les mentalités. C’est une invention sociale et politique, au même titre que l’État ou la monnaie. Comme le note Anne-Laure Amilhat Szary, « la frontière n’est pas une chose, mais un processus » (Amilhat Szary, 2015).
Son histoire reflète donc nos rapports au territoire, au pouvoir, à l’Autre. Elle s’écrit dans les conflits, les traités, les migrations, les cartes. Elle montre comment les sociétés humaines se sont organisées pour se définir, se défendre, s’ouvrir ou se refermer. À travers les siècles, la frontière a pris de nombreuses formes : confins flous entre tribus, murailles d’empires, bornes de royaumes, lignes de traités, limites de souveraineté, murs sécuritaires. Chaque époque, chaque culture, chaque région du monde a développé sa propre manière de penser, tracer et percevoir les frontières (Laine, 2015 ; Foucher, 2016 ; Donnan & Wilson, 1999).
La question des perceptions est donc centrale. Il existe des frontières que tout le monde reconnaît (par exemple, les frontières d’un État membre des Nations unies), mais aussi des frontières contestées, invisibles, non reconnues, ou vivement ressenties par certains groupes sociaux. Là où les États tracent des limites juridiques, les populations expriment des attachements, des frustrations ou des refus. L’expérience d’une frontière varie selon que l’on est diplomate, habitant frontalier, réfugié, commerçant, ou simple voyageur. Le même tracé peut apparaître légitime pour les uns, arbitraire pour les autres.
Cet article se propose de retracer l’histoire des frontières, depuis les premières formes de territorialité jusqu’aux recompositions contemporaines. Il s’agira d’observer comment naissent, évoluent, disparaissent ou se transforment les frontières, mais aussi comment elles sont perçues, acceptées ou contestées par les sociétés humaines. L’approche sera chronologique, pour donner une vision d’ensemble de l’évolution des formes et fonctions frontalières (des murs antiques au système westphalien, des partitions coloniales aux frontières numériques), mais aussi thématique, pour mettre en lumière les grands enjeux liés à la frontière : souveraineté, sécurité, identité, mobilité, conflictualité.
I. Avant l’État : territoires diffus, seuils symboliques et premiers tracés (Préhistoire – Antiquité)
I.A. Des territorialités sans lignes : les prémices de la délimitation
Bien avant que les premières cartes ne dessinent des lignes de séparation sur le papier, les sociétés humaines ont développé des manières d’occuper, partager ou protéger l’espace. Chez les chasseurs-cueilleurs, les territoires n’étaient pas clos, mais des règles implicites encadraient la mobilité. Certaines zones, notamment les plus riches en gibier ou en eau, pouvaient être « réservées » à certains groupes, de manière coutumière et souvent implicite. On parlait de « territoires d’usage », plus que de territoires politiques. Selon Ian Mears (2001), ces espaces étaient définis par les ressources disponibles, les relations sociales intergroupes, et les risques liés à l’intrusion. Ce n’était pas une frontière tracée, mais un consensus fragile fondé sur l’oralité et l’évitement du conflit.
À ce stade, la frontière n’est pas encore une ligne, ni un objet fixe. Elle se manifeste par des signaux, des comportements, des récits. L’interdit de franchir certaines zones sacrées, ou la nécessité d’obtenir l’accord d’un chef avant de chasser dans un certain périmètre, constituent autant de formes primitives mais bien réelles de territorialisation. On observe également l’émergence de zones tampons, des espaces non habités servant à maintenir une distance entre groupes rivaux – formes embryonnaires de frontières de séparation.
Ce type de relation à l’espace est fondamentalement négocié, flexible et contextuel. Il repose sur des perceptions mutuelles, plus que sur un bornage matériel. On peut parler d’un proto-consensus territorial, à la fois précaire et souvent remis en jeu.
I.B. La ville comme seuil : premières séparations visibles
Avec l’apparition des premières cités-États, vers 3500 av. J.-C. en Mésopotamie, le territoire devient un objet politique identifié, et la frontière commence à se matérialiser. La cité sumérienne d’Uruk, tout comme Jéricho bien avant elle (environ 8000 av. J.-C.), sont entourées de murailles massives, témoignages d’un besoin de protéger un « dedans » d’un « dehors » perçu comme hostile (Cartwright, 2020). Ces enceintes urbaines sont parmi les premières formes visibles et continues de frontière.
Cependant, ces murs ne constituent pas encore des frontières d’État. Ils délimitent un pôle urbain : un centre administratif, religieux et économique, en opposition au monde extérieur, rural ou nomade. Ils marquent une discontinuité, mais ne sont pas pensés comme lignes de souveraineté au sens moderne. Le mur est défensif, identitaire, religieux parfois, mais encore incomplet comme outil de maîtrise du territoire.
Ce qui est frappant, c’est que la perception de la frontière devient désormais symbolique autant que stratégique. Habiter à l’intérieur des murs, c’est appartenir à une communauté organisée. Être au-dehors, c’est être étranger, et parfois ennemi. C’est une forme précoce de frontière existentielle : non pas seulement un obstacle, mais une distinction d’appartenance.
I.C. L’empire et ses marges : confins, expansion et contrôle
Lorsque les premières formes d’Empire apparaissent – Akkad, Égypte, Hittites, Assyriens – la logique territoriale se complexifie. Le souverain ne contrôle plus seulement une ville, mais un vaste ensemble d’espaces souvent hétérogènes. Dès lors, la question du contrôle des limites devient cruciale : où commence et où finit l’empire ? Jusqu’où faire marcher l’armée, lever l’impôt, faire respecter l’autorité centrale ?
On voit apparaître les premières tentatives de frontière linéaire à grande échelle. Vers 2038 av. J.-C., le roi Shulgi d’Ur fait ériger une muraille longue de plus de 250 km entre le Tigre et l’Euphrate, pour contenir les incursions des Amorrites. Cette barrière – appelée « Mur de Shulgi » – est considérée par Vallet (2022) comme la première frontière d’État artificielle connue. Elle ne protège pas une ville, mais un territoire : l’Empire sumérien dans sa partie nord. C’est une mutation majeure : la frontière devient un instrument de souveraineté territoriale, même si son efficacité reste limitée.
Le cas chinois est tout aussi révélateur. Dès le VIIe siècle av. J.-C., des royaumes du nord de la Chine commencent à édifier des murailles pour se prémunir des raids des Xiongnu, peuples nomades de la steppe. Au IIIe siècle av. J.-C., l’empereur Qin Shi Huang entreprend de relier ces murs pour former ce qui deviendra la Grande Muraille de Chine (Bellezza, 2013). Ce projet marque une rupture : la frontière n’est plus seulement un dispositif militaire, mais un projet d’unification nationale et civilisationnelle, séparant le « monde civilisé » (la Chine han) du « dehors barbare ».
Dans l’Empire romain, la frontière prend une forme plus diffuse : le limes. Ce terme désigne à la fois une zone de surveillance, une infrastructure militaire (forts, murs, routes), et une ligne de contact (Kerneis, 2018). Le limes du Rhin, du Danube, ou le mur d’Hadrien en Bretagne montrent que Rome pensait ses frontières comme des espaces de régulation, non comme des limites strictes et figées. D’ailleurs, les frontières pouvaient avancer ou reculer au gré des conquêtes, des retraits, des traités. La souveraineté romaine était centripète : elle attirait, absorbait, assimilait. La frontière n’est pas arrêt, mais potentielle expansion.
Cette dynamique impériale révèle un clivage de perception. Pour le centre impérial, la frontière est un outil d’ordre. Pour les populations riveraines, elle est ambivalente : obstacle, menace, promesse d’échange ou de guerre. La ligne romaine peut donc être vécue très différemment selon les acteurs : comme ceinture de sécurité pour les citoyens de Rome, ou comme front de domination coloniale pour les peuples riverains.
I.D. Les premières divergences : ligne, zone ou symbole ?
Ce parcours antique montre que la frontière, dès son origine, n’est pas perçue de manière homogène. Elle peut être :
ligne défensive (mur de Shulgi, Grande Muraille),
zone tampon (limes romain, confins tribaux),
espace rituel (enceinte de cité),
ou interface d’échange et de passage (routes caravanières, ports fluviaux).
D’un point de vue politique, certains souverains cherchent à figer la frontière (Chine, Mésopotamie), tandis que d’autres l’intègrent dans une logique d’expansion (Rome, Égypte). D’un point de vue social, les élites bénéficient souvent de la porosité des frontières (diplomatie, commerce), tandis que les populations rurales subissent les conséquences des contrôles ou des raids frontaliers.
Aucune définition universelle n’émerge à ce stade. Ce qui s’installe en revanche, c’est l’idée que la frontière structure le pouvoir et l’appartenance, même si elle reste inégalement matérialisée et vécue. L’Antiquité forge les premières grilles de lecture de la frontière : protéger, marquer, contrôler, éloigner. Des dynamiques que l’on retrouvera, sous des formes plus affinées, à toutes les époques suivantes.
II. Le Moyen Âge : entre frontières floues et territorialités émergentes (Ve – XVe siècle)
II.A. Une souveraineté fragmentée : l’espace féodal et ses zones d’influence
Après la chute de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle, l’Europe entre dans une période marquée par une désagrégation du pouvoir central. L’autorité est désormais partagée entre de multiples seigneurs, princes, rois et institutions religieuses. Ce morcellement féodal entraîne une forme de souveraineté diffuse, dans laquelle le territoire n’est plus contrôlé par un État unifié, mais par une multitude de pouvoirs superposés. Chaque seigneur détient des droits sur un fief, parfois discontinu, parfois situé au sein même d’une autre entité territoriale.
Dans ce contexte, la frontière n’est pas une ligne, mais une zone d’influence graduelle, souvent invisible mais néanmoins ressentie. Comme le souligne Patrick Boucheron (2010), le Moyen Âge n’est pas un âge sans frontières, mais un âge où la frontière est coutumière, pragmatique, et souvent orale. Elle se manifeste par des pratiques (perception de taxes, juridiction, langue, usage de la terre), plus que par des murs ou des bornes.
Ainsi, l’espace médiéval est profondément imbriqué : un même village peut relever de plusieurs juridictions, une route peut traverser des seigneuries rivales sans qu’aucune borne ne l’indique. La souveraineté est personnelle, non territorialisée. Le pouvoir ne s’exerce pas sur un espace délimité, mais sur des hommes, où qu’ils se trouvent. Cette logique rend les frontières floues mais effectives, car chacun connaît les coutumes, taxes et protections qu’il peut attendre à tel ou tel endroit.
II.B. Marches, marges et seuils : des frontières-zones
Malgré cette fluidité apparente, le Moyen Âge connaît bel et bien des espaces frontaliers. On parle alors de marches – du vieux germanique marka, désignant une lisière, une zone liminaire. Ces marches sont des territoires placés à la périphérie d’un royaume ou d’un duché, et confiés à un seigneur spécialement chargé de les défendre ou de les gérer. Par exemple, la marche d’Espagne est établie par Charlemagne au IXe siècle pour contenir l’expansion musulmane dans la péninsule ibérique. De même, l’Empire carolingien instaure des marches au nord et à l’est, face aux Slaves et aux Saxons.
La logique de la marche repose sur une frontière-zône, une épaisseur plutôt qu’une ligne. Ces régions sont souvent militarisées, fiscalement particulières, et marquées par un mélange culturel. Elles peuvent devenir des zones d’échange autant que de conflit. Par exemple, les Pyrénées médiévales sont autant un espace de circulation transfrontalière qu’un espace de défense (Jacquin, 2018).
Du point de vue des populations locales, la frontière est perçue par ses effets : changement de langue, de justice, de monnaie ou de seigneur. Ce sont les pratiques différenciées – plutôt que le tracé – qui informent sur le passage d’un espace à un autre. Ainsi, un berger médiéval n’a pas besoin d’une carte pour savoir qu’il franchit une frontière : il le sent dans la levée des péages, la manière de s’adresser aux autorités, ou la structure des foires et marchés.
II.C. La religion comme frontière symbolique
Dans un monde chrétien (ou islamique, selon les régions), la religion joue un rôle majeur dans la perception et la définition des frontières. La division entre terre chrétienne et terre d’Islam, par exemple, structure l’espace méditerranéen à partir du VIIe siècle. La frontière n’est pas seulement politique ou militaire, elle devient cosmologique, morale, et identitaire.
Cette logique se retrouve dans la Reconquista, qui voit les royaumes chrétiens d’Espagne repousser lentement les souverains musulmans du sud. Ici, la frontière est mobile, elle avance au gré des conquêtes, mais elle est aussi construite mentalement comme une séparation entre deux mondes. À chaque étape, les confins sont perçus comme limite d’un ordre et seuil d’un autre.
De même, dans les croisades, les chevaliers occidentaux considèrent la frontière avec le Levant comme une frontière de foi. Elle n’est pas seulement spatiale, elle est existencielle : franchir la frontière, c’est affronter l’altérité religieuse et culturelle. La cartographie médiévale reflète cette perception : les cartes en T ou en mappa mundi organisent le monde selon une hiérarchie spirituelle, avec Jérusalem au centre, et les marges peuplées de peuples étranges.
II.D. Conflits féodaux et émergence de frontières plus stables
À partir du XIIe siècle, les dynasties monarchiques commencent à renforcer leur emprise territoriale. En France, la lente expansion du domaine royal capétien, au détriment des grands vassaux, s’accompagne d’une prise en compte plus précise des limites. Les conflits territoriaux – comme la guerre de Cent Ans (1337–1453) entre les rois d’Angleterre et de France – contribuent à clarifier les allégeances et à fixer progressivement des zones d’influence plus stables (Claude, 2010).
En Espagne, la prise de Grenade en 1492 marque la fin d’un mouvement frontalier séculaire et la naissance d’un État unifié autour d’un territoire continu. Le rôle des conflits militaires dans la délimitation des frontières est donc déterminant : les trêves, les traités, les conquêtes imposent des lignes plus nettes. On commence à parler de bornage, de limites fixes, parfois matérialisées sur le terrain (bornes, arbres sacrés, croix, etc.).
Mais cette stabilisation reste incomplète. Les frontières médiévales sont encore largement négociées, vécues différemment selon les milieux (seigneurial, paysan, ecclésiastique), et sujettes à interprétation. Il n’y a pas encore de consensus général sur leur tracé ou leur nature. Elles sont le fruit de compromis, de traditions, de rapports de force, et non d’un principe universel.
II.E. Perception médiévale de la frontière : seuil, coutume et protection
Si l’on devait résumer la manière dont les frontières sont perçues au Moyen Âge, on pourrait parler de frontières vécues plutôt que tracées. Il ne s’agit pas d’une ligne continue sur une carte, mais d’un changement de règles, de pratiques, de loyautés. Le paysan ne franchit pas une frontière politique, mais un territoire de coutumes différentes. Le marchand n’entre pas dans un autre État, mais dans une zone fiscale différente. Le noble franchit les terres d’un autre suzerain, mais reste dans un monde chrétien commun.
La frontière est alors perçue à travers trois dimensions principales :
Fonctionnelle : elle marque une zone de protection, de taxation, de passage
Symbolique : elle sépare des identités collectives (langue, foi, seigneurie)
Pratique : elle s’expérimente par le changement d’usage, pas par une carte
Pourtant, cette flexibilité apparente n’exclut pas des conflits territoriaux violents. Bien que les frontières soient floues, elles n’en sont pas moins désirées, disputées, défendues. Cela montre que l’absence de précision cartographique n’empêche pas la force de l’enjeu frontalier.
Le Moyen Âge constitue ainsi une période de transition majeure. Les sociétés passent progressivement d’un monde sans lignes fixes à un monde où les États, les rois et les élites cherchent à fixer leur autorité dans l’espace. La frontière reste relative, mouvante, souvent implicite, mais elle acquiert une importance croissante. Cette dynamique s’accélérera dans les siècles suivants avec l’avènement de l’État moderne, la montée des nationalismes et la codification juridique du territoire.
III. L’âge moderne : fixer l’espace, affirmer l’État, territorialiser l’identité (XVIe – XIXe siècle)
III.A. L’ordre westphalien : souveraineté et délimitation
L’année 1648 marque une date fondatrice dans l’histoire des frontières européennes avec la signature des traités de Westphalie, mettant fin à la guerre de Trente Ans. Ces accords ne créent pas le concept de frontière, mais ils consacrent un principe fondamental de la géopolitique moderne : la souveraineté territoriale exclusive. Chaque État est désormais reconnu comme maître chez lui, dans des limites précises, et aucun autre ne peut prétendre y exercer un pouvoir (Patton, 2019).
Ce nouveau cadre juridique établit une égalité formelle entre États, indépendamment de leur taille ou de leur puissance. Il transforme la frontière en instrument de droit international : elle devient la limite intangible de la compétence d’un État, à la fois politique, fiscale, militaire et judiciaire. Dans ce système, la frontière est définie par le traité, reconnue par les autres, et garantie par la diplomatie. C’est la naissance d’un consensus juridique autour de la frontière, du moins entre puissances européennes.
Mais cette vision reste élitaire et diplomatique. Les populations locales, souvent illettrées, n’ont pas toujours conscience de ce changement. Pour elles, le passage d’un territoire à l’autre reste une réalité vécue, marquée par des douanes, des dialectes, des coutumes – mais pas forcément par une ligne tracée au sol. Il y a donc un décalage croissant entre la frontière telle qu’elle est pensée dans les chancelleries et telle qu’elle est expérimentée par les habitants.
III.B. La cartographie au service du pouvoir : de la ligne au trait
L’affirmation de la souveraineté passe par une nouvelle technologie politique : la carte. Du XVIe au XVIIIe siècle, les États européens développent une cartographie de plus en plus précise, fondée sur des relevés topographiques, des mesures géodésiques et une volonté explicite de délimiter leurs territoires. En France, les rois Valois puis Bourbons s’appuient sur des géographes et des ingénieurs comme Vauban, qui construit un réseau de fortifications aux frontières du royaume (le « pré carré ») et contribue à stabiliser spatialement la souveraineté monarchique (Buisseret, 1988).
Cette cartographie n’est pas neutre : elle produit la frontière autant qu’elle la représente. Comme le souligne Michel Foucher (2013), tracer une ligne sur une carte, c’est affirmer une volonté politique, c’est inscrire une prétention territoriale dans un langage visuel admis par la diplomatie. La carte devient ainsi outil de négociation, preuve juridique, et parfois instrument de propagande.
La frontière acquiert alors une double existence : sur le terrain (bornes, rivières, forteresses) et sur le papier (traités, atlas, cadastres). Ce double ancrage la rend plus stable, mais aussi plus contestable. Un litige frontalier peut désormais être discuté plan à l’appui, ce qui favorise à la fois la diplomatie et la judiciarisation des conflits territoriaux.
III.C. Identité nationale et territorialisation du peuple
Le XVIIIe siècle, puis surtout le XIXe siècle, voient l’émergence d’une nouvelle logique frontalière : non plus seulement fondée sur les traités, mais sur l’idée d’un lien organique entre un peuple, un territoire, et une souveraineté. C’est le moment où se développe la doctrine du nationalisme territorial : chaque nation doit, en principe, former un État, et chaque État doit reposer sur un territoire peuplé de sa nation.
Ce paradigme prend son essor avec la Révolution française, qui promeut la souveraineté du peuple et la frontière comme expression de la volonté collective. La France républicaine déclare en 1792 que « les frontières naturelles » doivent coïncider avec les limites du territoire français, notamment les Alpes, les Pyrénées, le Rhin. Il ne s’agit plus seulement de défendre une frontière existante, mais d’étendre la frontière en fonction d’un projet politique.
Le XIXe siècle européen, marqué par les unifications allemande (1871) et italienne (1861), pousse cette logique encore plus loin. La frontière devient emblème de l’unité nationale, instrument d’exclusion, et source de légitimité politique. Comme l’écrit Eric Hobsbawm (1990), c’est l’époque où la carte de l’Europe se redessine selon le principe « une nation = un État = un territoire ».
Mais cette idée génère aussi des conflits durables, car les groupes humains ne sont pas distribués de manière homogène sur l’espace. À chaque tentative de faire coïncider identité nationale et frontière politique, surgissent des minorités coincées du mauvais côté de la ligne, des populations mixtes, des revendications croisées. Le cas de l’Alsace-Lorraine, disputée entre la France et l’Allemagne, incarne cette complexité.
La perception de la frontière change alors radicalement : elle n’est plus un simple marqueur administratif, mais une frontière émotionnelle, identitaire, sacralisée. Elle peut être vécue comme un lien d’appartenance, mais aussi comme une blessure nationale (territoire perdu, occupation, séparation). C’est la montée en puissance de la frontière-mémoire, toujours vivace aujourd’hui.
III.D. L’exportation coloniale du modèle européen
Tandis que les frontières se stabilisent progressivement en Europe, les puissances coloniales européennes exportent leur vision westphalienne de la frontière dans le reste du monde – souvent sans égard pour les réalités locales. Le XIXe siècle est celui du « partage du monde », culminant avec la Conférence de Berlin (1884–1885), au cours de laquelle les puissances européennes se répartissent l’Afrique subsaharienne en zones d’influence, en s’appuyant sur des cartes incomplètes et des accords bilatéraux (Diallo, 2014).
Les frontières coloniales sont souvent tracées à la règle, en ligne droite, ignorant les réalités linguistiques, religieuses ou ethniques. Elles sont imposées depuis l’extérieur, sans consultation des populations concernées. Comme l’a reconnu le Premier ministre britannique Lord Salisbury à la fin du XIXe siècle, les Européens ont tracé des frontières « dans des régions où aucun Européen n’avait jamais mis les pieds ».
Pour les puissances coloniales, ces frontières permettent de délimiter l’emprise administrative, répartir les ressources, éviter les conflits entre métropoles. Mais pour les peuples concernés, elles sont incompréhensibles, arbitraires, voire absurdes. Elles divisent des sociétés, rassemblent des ennemis, fragmentent des territoires traditionnellement unifiés. L’historien Jean-François Bayart (1996) a montré combien ces découpages ont produit des États postcoloniaux fragiles, dont les frontières sont à la fois sacralisées (héritage de l’indépendance) et contestées (illégitimité historique).
La perception de la frontière devient alors radicalement divergente. Ce qui est vu depuis Paris, Londres ou Bruxelles comme une limite juridique et pacificatrice est vécu sur le terrain comme une imposition étrangère, une blessure identitaire, ou un facteur de conflits futurs. La carte coloniale laisse ainsi un héritage ambigu, qui pèsera lourd sur le XXe siècle.
III.E. Une bascule historique : vers la généralisation du modèle frontalier
À la fin du XIXe siècle, le monde entre dans une ère où presque toute la surface terrestre est rattachée à un État souverain. La frontière devient universelle – du moins en apparence. L’ensemble des terres émergées, à l’exception de l’Antarctique, est désormais couvert par des États dotés de frontières reconnues, cartographiées, surveillées.
Mais cette généralisation repose sur des fondements inégaux. En Europe, les frontières résultent de siècles de conflits, de négociations, de représentations partagées. Ailleurs, elles sont souvent le fruit de décisions unilatérales, tracées rapidement, sans enracinement local. Le modèle westphalien est étendu, mais il n’est pas approprié partout de la même manière.
Le XIXe siècle marque donc à la fois un moment de stabilisation (en Europe) et de déséquilibre massif (dans les territoires colonisés). C’est une période où la frontière devient incontournable, mais pas nécessairement légitime pour tous. Ce décalage entre la norme et la perception prépare les tensions du siècle suivant.
IV. Le XXe siècle : redécouper, résister, stabiliser
IV.A. Les guerres mondiales et le pouvoir de redécouper le monde
Le XXe siècle commence avec une carte politique du monde largement stabilisée – du moins en apparence. En réalité, cette stabilité masque une forte tension entre les frontières existantes et les revendications identitaires ou impérialistes. La Première Guerre mondiale (1914–1918) agit comme un séisme frontalier majeur, entraînant la chute de quatre empires multinationaux : l’allemand, l’ottoman, l’austro-hongrois et le russe.
Les traités de paix, notamment le traité de Versailles (1919) et les accords connexes, redessinent la carte de l’Europe. L’Empire austro-hongrois est éclaté en plusieurs États (Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie), la Pologne est reconstituée, les frontières orientales de l’Allemagne sont amputées. L’empire ottoman est démantelé, laissant place à de nouveaux États sous mandat (Irak, Syrie, Liban, Transjordanie).
Ces redécoupages obéissent à la doctrine du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, défendue par le président américain Woodrow Wilson. Ce principe vise à faire coïncider États et peuples, dans la lignée des idées nationalistes du XIXe siècle. Mais sa mise en œuvre est partielle, sélective, inégalement perçue (MacMillan, 2003). En Europe, certaines populations (comme les Allemands des Sudètes ou les Hongrois de Transylvanie) se retrouvent minoritaires dans de nouveaux États. En dehors de l’Europe, ce droit des peuples est largement ignoré, notamment pour les peuples colonisés, qui restent sous domination.
Ainsi, les traités de paix de 1919 établissent un nouvel ordre frontalier fondé sur des critères à la fois géographiques, stratégiques, linguistiques, et idéologiques. Cet ordre repose sur un consensus diplomatique, mais génère de nombreuses frustrations populaires. La frontière devient une source de tension, non seulement entre États, mais aussi à l’intérieur des États nouveaux, composés de minorités parfois antagonistes.
IV.B. La Seconde Guerre mondiale : déplacements, partitions, statu quo
La Seconde Guerre mondiale (1939–1945) est à la fois une remise en cause violente des frontières existantes et, paradoxalement, un retour à leur inviolabilité. L’expansion nazie repose sur une volonté explicite de réviser les frontières de Versailles, notamment à l’Est. L’Allemagne annexe l’Autriche (Anschluss), les Sudètes (1938), puis la Pologne (1939), en arguant de la présence de populations germaniques hors de ses frontières. Le Japon suit une logique similaire en Asie orientale.
Mais à l’issue du conflit, les vainqueurs (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France) établissent un nouvel ordre basé sur le respect des frontières existantes et la stabilité territoriale. Le principe de non-recours à la force pour modifier les frontières est inscrit dans la Charte des Nations unies (1945), fondant un consensus juridique fort. Le message est clair : toute tentative de conquête ou d’annexion sera désormais considérée comme une agression.
Dans les faits, la Seconde Guerre mondiale entraîne cependant d’importants déplacements de frontières. L’exemple le plus significatif est celui de la Pologne, dont la frontière orientale est déplacée vers l’Ouest, absorbant une partie de l’Allemagne. En compensation, l’Allemagne perd ses territoires à l’Est de l’Oder-Neisse. Ces ajustements s’accompagnent de transferts massifs de population (12 à 14 millions de personnes déplacées), dans une logique de « nettoyage ethnique par prévention » (Mazower, 1998). La frontière devient ici outil de séparation des peuples, au nom de la paix future.
Dans ce contexte, la perception populaire de la frontière se transforme. Elle devient marqueur d’identité imposée, parfois vécue comme un arrachement, parfois comme une protection. La stabilité frontalière devient un objectif en soi, même au prix de l’injustice. Le consensus international sur les frontières s’impose, mais au prix d’un réalisme brutal.
IV.C. Décolonisation : garder ou redessiner ?
Entre 1945 et 1975, une cinquantaine d’États accèdent à l’indépendance, notamment en Afrique et en Asie. La question des frontières coloniales devient alors centrale. Faut-il les conserver telles quelles, malgré leur caractère artificiel ? Ou les réviser pour mieux refléter les identités locales ?
En Afrique, ce débat oppose deux courants au sein de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) dès les années 1960. Le Groupe de Casablanca, mené par le Maroc, défend l’idée d’une révision possible des frontières en fonction des réalités ethniques. Le Groupe de Monrovia, mené par des États sahéliens et côtiers, plaide pour le respect du statu quo territorial. En 1964, l’OUA adopte le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, au nom de la paix et de la stabilité (N’Diaye, 2013).
Ce principe – souvent résumé par la formule « ne touchez pas aux frontières coloniales » – vise à éviter une guerre de tous contre tous. Il repose sur un consensus politique pragmatique, mais non sur une légitimité historique ou sociale. En conséquence, nombre d’États africains se retrouvent avec des frontières contestées en interne, source de conflits latents, voire de guerres ouvertes (ex. Biafra, Ogaden, Soudan du Sud).
La perception populaire de ces frontières coloniales est donc ambivalente. Pour les élites étatiques, elles sont un symbole de souveraineté chèrement acquis. Pour une partie des populations, elles sont absurdes, injustes, néocoloniales. Cette dissonance contribue à expliquer la fragilité de nombreux États postcoloniaux (Englebert, 2009). La frontière, ici, est à la fois sacrée et suspecte.
IV.D. La Guerre froide : frontières idéologiques et figées
Entre 1947 et 1991, le monde est structuré par la confrontation entre deux blocs – capitaliste et communiste – se partageant la planète selon une logique de sphères d’influence. La frontière devient idéologique : elle sépare deux visions du monde, deux systèmes, deux manières de penser la société.
En Europe, cette division prend la forme du rideau de fer, matérialisé en 1961 par le mur de Berlin. Ce mur incarne la frontière la plus visible, la plus médiatisée, la plus dramatique du XXe siècle. Il est physiquement infranchissable, lourdement gardé, et marque une ligne de séparation radicale entre deux mondes. Pour les gouvernements communistes, il protège du fascisme et de la subversion ; pour les Occidentaux, il est le symbole de l’oppression (Foucher, 2013).
La perception du mur est profondément contrastée. À Berlin-Ouest, il est vécu comme une amputation, une enfermement. À Berlin-Est, il est à la fois protection du régime et prison géopolitique. Le mur devient un mythe contemporain : il symbolise à lui seul la violence potentielle de la frontière.
Hors d’Europe, d’autres frontières deviennent des points chauds de la Guerre froide : la DMZ entre les deux Corées, les frontières afghano-soviétiques, ou encore le canal de Panama. La logique de confrontation gèle nombre de conflits frontaliers (ex. Cachemire, Taïwan) et produit une stabilisation apparente, mais hautement militarisée. La frontière est fixée, mais explosive.
IV.E. Vers un consensus mondial sous tension
En 1975, l’Acte final d’Helsinki, signé par 35 États européens, consacre officiellement le principe d’intangibilité des frontières en Europe. Ce document constitue une tentative de clôturer le jeu territorial, de figer l’ordre établi après 1945. Il affirme que les frontières ne peuvent être modifiées que par voie pacifique et d’accord commun. C’est une forme de consensus géopolitique minimal, destiné à garantir la stabilité du continent.
Ce principe est repris dans la Charte des Nations unies, dans la pratique diplomatique des grandes puissances, et dans la doctrine des relations internationales. Il repose sur l’idée que la paix mondiale dépend du respect des frontières existantes, même si celles-ci sont imparfaites.
Mais ce consensus masque des tensions profondes. De nombreuses frontières sont contestées (Palestine, Sahara occidental, Cachemire), mais gelées par des équilibres stratégiques. Des peuples revendiquent leur propre État (Kurdes, Tamouls, Tchétchènes), mais se heurtent à la doctrine de l’intégrité territoriale. Ainsi, la fin du XXe siècle semble marquée par une double dynamique : d’un côté, la sacralisation des frontières existantes ; de l’autre, une effervescence des contestations identitaires.
Le XXe siècle a vu les frontières devenir à la fois universelles, juridiquement protégées, et politiquement sensibles. Elles ont cessé d’être des instruments uniquement étatiques pour devenir des lieux de mémoire, d’oppression, de revendication, ou de stabilité. Le consensus sur leur inviolabilité est relatif, conditionné, et sans cesse renégocié. À l’orée du XXIe siècle, un nouveau paradoxe s’installe : le monde semble à la fois vouloir les abolir… et les multiplier.
V. Mondialisation, illusions d’ouverture et retour des murs (1989 – aujourd’hui)
V.A. La fin du XXe siècle :
La chute du mur de Berlin en 1989 et la dislocation de l’Union soviétique en 1991 ont suscité l’illusion d’une nouvelle ère mondiale : celle d’un monde ouvert, fluide, pacifié, où les frontières deviendraient progressivement invisibles, voire inutiles. Francis Fukuyama (1992) parle alors de la « fin de l’histoire », annonçant la victoire planétaire de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Dans ce récit optimiste, la frontière apparaît comme un vestige du passé, appelée à disparaître sous la pression des flux transnationaux.
Les années 1990 sont marquées par l’essor de la mondialisation néolibérale : ouverture des marchés, multiplication des accords de libre-échange (ALENA en 1994, OMC en 1995), explosion des flux de capitaux, de marchandises, d’informations. La frontière semble reculer devant la circulation des biens et des idées. En Europe, la signature des accords de Schengen (1985, mis en œuvre en 1995) symbolise cette dynamique : les États membres abolissent les contrôles aux frontières intérieures, créant un espace de libre circulation inédit.
Kenichi Ohmae (1990) parle d’un monde « sans frontières » (borderless world), dans lequel les États perdent leur pertinence face aux entreprises transnationales et aux réseaux mondiaux. L’imaginaire de la frontière obsolète gagne alors les discours politiques, économiques et académiques. Pourtant, cette vision repose sur un biais profond : elle décrit l’ouverture du point de vue des élites mobiles (investisseurs, étudiants, touristes), mais ignore les asymétries d’accès, les barrières migratoires, et les inégalités de passeport.
V.B. Une multiplication silencieuse : nouvelles frontières, nouveaux États
Alors même que la mondialisation est célébrée, le monde connaît une prolifération inédite de frontières politiques. L’effondrement de l’URSS, de la Yougoslavie, et de plusieurs régimes autoritaires entraîne la naissance de plus de trente nouveaux États entre 1990 et 2010. Chaque nouvelle indépendance s’accompagne d’un tracé frontalier, souvent conflictuel, toujours sensible.
Michel Foucher (2013) souligne qu’entre 1991 et 2011, plus de 26 000 km de nouvelles frontières internationales ont été créées, notamment en Europe de l’Est, en Asie centrale, dans les Balkans, en Afrique. Ces frontières ne sont pas le résultat de la mondialisation, mais de la fragmentation géopolitique. Leur émergence contredit frontalement l’idée d’un monde unifié.
Dans les Balkans, la dislocation de la Yougoslavie donne lieu à des guerres de délimitation sanglantes (Croatie, Bosnie, Kosovo). En Europe de l’Est, les anciennes républiques soviétiques doivent négocier ou imposer leurs frontières : certaines restent contestées (Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh). En Afrique, l’Érythrée (1993), le Soudan du Sud (2011) deviennent États indépendants, à la suite de conflits longs et meurtriers. À chaque fois, la définition de la frontière est centrale, objet de querelles militaires et symboliques.
Ainsi, le discours d’un monde post-frontière se heurte à la réalité d’un monde de nations fragmentées, de frontières fraîchement tracées et de souverainetés revendiquées. Là encore, on observe un décalage radical de perception : pour les élites mondialisées, les frontières sont fluides ; pour les populations locales, elles sont ressenties comme des lignes de vie ou de mort.
V.C. Interfaces, filtrage et géométrie variable : la frontière réinventée
Plutôt que de disparaître, les frontières se transforment. Elles deviennent des dispositifs de gestion sélective de la mobilité. Dans un monde où les flux sont encouragés (commerce, finance), mais les personnes triées (migrants, réfugiés), la frontière fonctionne comme un filtre à géométrie variable. Certains franchissent aisément ; d’autres sont stoppés.
La notion de « frontière-interface » (Foucher, 2016) s’impose. La frontière n’est plus seulement une ligne de séparation, mais un espace de régulation, de contrôle, parfois de coopération. Elle peut être délocalisée (externalisation des contrôles migratoires), numérisée (systèmes de surveillance biométrique), ou mobile (zones de transit, centres offshores).
Le philosophe Étienne Balibar (1992) parle de frontières “diffuses” : elles s’étendent dans l’espace, se déplacent dans le temps, s’infiltrent dans la vie quotidienne. La frontière n’est plus forcément là où on l’attend. Un passager peut être contrôlé dans son pays d’origine, en vol, à l’escale, ou à destination. Les bases de données (SIS, Interpol, Frontex) rendent la frontière ubiquitaire et invisible.
Cette transformation modifie profondément la perception de la frontière. Pour certains, elle est fluidité, confort, effacement. Pour d’autres, elle est obsessionnelle, omniprésente, anxiogène. Une même frontière peut être transparente pour un cadre européen, et infranchissable pour un demandeur d’asile afghan. Le consensus sur la “frontière ouverte” est donc très relatif, limité socialement et géographiquement.
V.D. Le retour des murs : sécurité, migration et repli national
Le choc des attentats du 11 septembre 2001 marque un tournant sécuritaire mondial. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, les États réinvestissent massivement leurs frontières : renforcement des contrôles, surveillance accrue, externalisation de la gestion migratoire. Le monde bascule dans une ère où la frontière est à nouveau pensée comme barrière protectrice.
Le phénomène le plus visible est la reconstruction de murs frontaliers. Alors qu’en 1990 on recensait une quinzaine de murs dans le monde, ils sont plus de 70 en 2022 selon Elisabeth Vallet (2019). On trouve des murs entre les États-Unis et le Mexique, entre l’Inde et le Bangladesh, entre Israël et la Cisjordanie, entre la Hongrie et la Serbie, entre le Maroc et les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Ces constructions incarnent une peur du franchissement, qu’il soit économique, démographique ou sécuritaire.
Les murs ne sont pas seulement physiques. De nombreux États investissent dans des technologies de surveillance à distance, des drones, des systèmes biométriques, des détecteurs thermiques, des bases de données partagées. La frontière devient intelligente, invisible, automatisée, mais pas moins sélective.
Ce retour des murs s’accompagne d’un discours politique offensif sur la souveraineté. Le Brexit au Royaume-Uni, les discours populistes en Europe centrale ou aux États-Unis, traduisent un repli nationaliste centré sur le contrôle du territoire. La frontière redevient un totem politique, un symbole de reconquête (reprise du contrôle, fermeture, reterritorialisation).
La perception populaire de la frontière change elle aussi. Elle est à nouveau crainte, désirée, idéalement protectrice, parfois perçue comme injuste. Les sondages montrent un attachement croissant aux frontières nationales dans de nombreux pays européens (Perrineau, 2017), surtout dans les contextes de crise migratoire, pandémique ou géopolitique.
V.E. Un monde fragmenté, une frontière différenciée
Le début du XXIe siècle révèle un monde profondément fragmenté par la frontière, mais selon des modalités inégales et différenciées :
Pour les détenteurs de passeports puissants, la frontière est une formalité ou une abstraction.
Pour les réfugiés, migrants, apatrides, la frontière est une expérience de violence, d’attente, de rejet.
Pour les élites économiques, la frontière est perméable ; pour les précaires, elle est hermétique.
La frontière agit donc comme un outil de sélection mondiale, une structure d’inégalité géopolitique. La même ligne peut incarner une liberté ou une interdiction, selon qui la regarde, selon d’où on vient et où l’on va.
Face à cela, les perceptions sont de plus en plus divergentes : certains réclament plus de contrôle, d’autres plus de justice. Certains États ferment, d’autres coopèrent. Certains peuples défendent la frontière comme un refuge identitaire, d’autres la subissent comme un mur de verre globalisé. Le consensus sur le rôle, la légitimité, la fonction de la frontière est donc profondément instable, traversé par des clivages sociaux, politiques, géographiques.
La mondialisation n’a pas aboli les frontières : elle les a rendues plus nombreuses, plus complexes, plus inégalement vécues. Le XXIe siècle s’ouvre sur une réalité paradoxale : jamais les flux n’ont été aussi denses, et jamais le besoin de frontières, perçu ou revendiqué, n’a été aussi fort. La frontière contemporaine n’est plus seulement un outil d’organisation territoriale, c’est un symbole, un filtre, une promesse ou un piège, selon les regards.
Conclusion
De l’enceinte des premières cités aux murs numériques du XXIe siècle, l’histoire des frontières est celle d’une invention humaine en constante reconfiguration. Née d’un besoin de distinguer, de protéger, d’organiser l’espace et le pouvoir, la frontière s’est progressivement transformée, passant de l’implicite coutumier à la ligne juridique, de la zone d’influence floue à la barrière sécurisée, de la marge symbolique à l’interface technologique.
À chaque époque, elle a été porteuse de logiques différentes :
Pour les cités-États et les empires anciens, elle était militaire et stratégique ;
Pour les monarchies médiévales, elle était négociée, mouvante, fonctionnelle ;
À l’époque moderne, elle est devenue juridique, cartographique, diplomatique ;
Avec les nationalismes du XIXe siècle, elle s’est chargée de valeur identitaire ;
Au XXe siècle, elle s’est figée dans les traités, les conflits, les décolonisations, puis s’est fragilisée dans l’imaginaire, avant de renaître sous des formes multiples.
Mais cette histoire n’est pas linéaire. Elle est marquée par des retours, des inversions, des contradictions. Alors même que la mondialisation semblait annoncer l’abolition des frontières, celles-ci se multiplient, se durcissent, se déplacent, se complexifient.
La frontière contemporaine est à la fois :
Juridiquement stabilisée, mais politiquement contestée ;
Cartographiée, mais socialement inégale ;
Visible (mur, poste, barbelé), mais aussi invisible (données, visa, biométrie) ;
Revendiquée par les États, mais traversée par des peuples, souvent sans droit.
Ce qui change surtout, c’est la perception : les frontières sont vécues de manière profondément inégale selon les identités, les trajectoires, les statuts sociaux. Elles peuvent être refuge ou enfermement, espoir ou empêchement, symbole de souveraineté ou d’oppression.
Le consensus sur la nécessité des frontières semble global – aucun État ne réclame aujourd’hui leur abolition totale. Mais le dissensus sur leur fonction, leur tracé, leur justice reste massif. À l’heure où les enjeux planétaires (migrations, climat, cyberespace, sécurité) débordent les frontières classiques, se pose la question : comment penser des frontières ajustables, négociables, humaines ?
Michel Foucher (2016) rappelle que « la frontière est la structure élémentaire de l’espace politique ». Cela signifie qu’elle ne peut être abolie sans mettre en péril l’organisation même du vivre-ensemble. Mais cela signifie aussi qu’elle peut – et doit – être pensée comme un lieu de responsabilité partagée, pas seulement comme une barrière.
Le défi du XXIe siècle ne sera pas de supprimer les frontières, mais de les réinventer : plus justes, plus coopératives, de protéger sans enfermer, de relier sans uniformiser.
Autrement dit, il ne s’agit plus de savoir s’il faut des frontières, mais quelles frontières nous voulons.
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