Peut-on critiquer le sionisme sans être antisémite ?

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Dans les débats contemporains, peu de sujets suscitent autant de crispation que celui du sionisme. Tantôt perçu comme un simple projet de refuge national pour un peuple persécuté, tantôt dénoncé comme une entreprise coloniale excluante, il cristallise passions politiques, tensions historiques et blessures identitaires. Et dès qu’il est question de le critiquer, la suspicion d’antisémitisme n’est jamais loin.

Ce climat d’amalgame n’est pas nouveau, mais il s’est renforcé ces dernières années, sous l’effet conjugué :

  • de la persistance d’un antisémitisme réel, parfois dissimulé sous des discours “antisionistes”,

  • de l’usage stratégique de cette accusation pour disqualifier toute critique d’Israël,

  • d’un débat public saturé de raccourcis, où les mots — “Juif”, “sioniste”, “antisioniste” — sont souvent utilisés de manière interchangeable, voire instrumentalisés.

Pourtant, la distinction entre judaïsme, sionisme et antisémitisme est fondamentale. Le judaïsme est une religion plurimillénaire et une tradition diasporique riche. Le sionisme est une idéologie politique moderne, née au XIXe siècle dans un contexte européen précis. L’antisémitisme est une haine racialisante, qui mute, se dissimule, mais persiste à travers les siècles.

Les confondre revient à enfermer les Juifs dans une identité unique, les Palestiniens dans un statut perpétuellement nié, et le débat public dans un champ de mines.

Ce que nous proposons ici n’est pas un jugement définitif sur le sionisme. C’est une cartographie critique et rigoureuse du débat :

  • en retraçant les ancrages historiques du lien juif à la terre d’Israël,

  • en analysant les fondements et les mutations du sionisme,

  • en identifiant les types de critiques, leurs légitimités, leurs dérives,

  • et en formulant les conditions d’un désaccord éthique, démocratique, respirable.


Peut-on critiquer le sionisme sans être antisémite ?

I. Le lien juif à la Terre d’Israël : entre souveraineté passée et mémoire vivante

Le sionisme moderne ne surgit pas du vide. Il puise dans un rapport plurimillénaire entre le peuple juif et la Terre d’Israël, nourri à la fois par une histoire politique ancienne et par une mémoire religieuse continue. Pour comprendre les tensions contemporaines autour du sionisme, il faut revenir sur ce lien à la fois territorial, théologique et symbolique, qui précède de loin l’émergence du nationalisme juif au XIXe siècle.

I.A. Les royaumes juifs dans l’Antiquité : Israël, Juda, Hasmonéens

Entre le Xe et le Ier siècle av. J.-C., plusieurs formes de souveraineté juive ont existé sur le territoire que l’on appelle aujourd’hui Israël/Palestine. Selon les récits bibliques, puis les recherches historiques (notamment en archéologie et en histoire comparée), deux royaumes distincts ont cohabité : le royaume d’Israël (Nord) et le royaume de Juda (Sud), avec Jérusalem pour capitale.

Au IIe siècle av. J.-C., la révolte des Maccabées donne naissance à une nouvelle souveraineté juive indépendante : la dynastie hasmonéenne, qui régnera environ un siècle. Même si cette souveraineté n’a rien d’un État moderne, elle constitue une expérience politique juive concrète, avec institutions, armée, lois religieuses et politique étrangère.

Ce passé — bien réel — nourrit une mémoire continue du lien entre peuple juif et territoire, que les penseurs sionistes du XIXe siècle réactiveront pour justifier un “retour” historique.

I.B. La destruction du Temple, l’exil et l’invention du judaïsme diasporique

En 70 de notre ère, la révolte juive contre Rome se solde par la destruction du Second Temple de Jérusalem. En 135, la révolte de Bar Kokhba est écrasée. À partir de là, les Juifs entrent dans une longue période sans souveraineté : c’est la naissance du judaïsme diasporique.

Cette rupture n’est pas seulement politique. Elle transforme en profondeur le judaïsme lui-même :

  • Le culte sacrificiel est abandonné,

  • Le Temple est remplacé par la synagogue,

  • La loi religieuse (halakha) devient le cœur de la vie juive.

Le judaïsme devient alors une religion de la mémoire et de la parole, plus qu’une religion du pouvoir. Comme le soulignent les travaux de Jacob Neusner ou Yosef Hayim Yerushalmi, cette période fonde une théologie de l’exil : le peuple juif accepte de vivre dispersé, en attendant une rédemption messianique future, sans volonté politique de reconquête territoriale immédiate.

I.C. La mémoire de Sion dans la liturgie et la pensée juive

Même sans pouvoir politique, la centralité symbolique de la Terre d’Israël ne disparaît jamais. Dans la liturgie juive, Jérusalem occupe une place constante :

  • Les prières quotidiennes se tournent vers Sion,

  • Le repas de Pessa’h se termine par “L’an prochain à Jérusalem”,

  • Les jours de jeûne rappellent la destruction du Temple.

Mais cette aspiration est spirituelle, eschatologique, non militaire. Elle renvoie à une promesse divine, pas à une stratégie humaine.
Les maîtres du Talmud affirment que les Juifs ne doivent pas “forcer le retour” (cf. les “trois serments” dans Ketoubot 111a), au risque de défier Dieu.

Ainsi, pendant près de 18 siècles, le judaïsme entretient le souvenir d’un lieu, mais ne le transforme pas en projet national. Ce n’est que sous l’effet des bouleversements modernes (nationalismes, antisémitisme, effondrement de l’Empire ottoman) que le lien ancien à la terre devient un projet politique actif.

En résumé :

  • Le lien entre les Juifs et la Terre d’Israël n’est ni mythique, ni purement religieux : il est fondé sur une histoire de souveraineté réelle dans l’Antiquité.

  • Mais ce lien a longtemps été porté par la mémoire, la prière, et la loi, plutôt que par une ambition de retour militaire ou territorial.

  • Le sionisme, en réactivant ce lien sur un mode politique moderne, transforme radicalement sa nature — ce que nous verrons dans la partie suivante.


II. Le sionisme : une idéologie politique moderne

Le sionisme est souvent présenté comme un prolongement “naturel” du judaïsme. Mais sur le plan historique, il s’agit d’un projet politique né dans l’Europe moderne, au croisement du nationalisme, de l’antisémitisme, et de la sécularisation. Comme l’ont montré les travaux d’Alain Dieckhoff, Shlomo Avineri ou Anita Shapira, le sionisme est moins un retour religieux à Sion qu’un mouvement national parmi d’autres, adapté à une situation d’exclusion durable des Juifs en Europe.

II.A. Origines historiques : nationalismes, antisémitisme, désillusion

Le sionisme apparaît à la fin du XIXe siècle dans un contexte où :

  • Les Juifs sont émancipés sur le papier, mais restent souvent marginalisés dans les faits,

  • L’antisémitisme persiste ou se renforce (pogroms dans l’Empire russe, affaire Dreyfus en France),

  • Le modèle de l’assimilation échoue : les Juifs sont perçus comme “étrangers de l’intérieur”, quel que soit leur degré d’intégration.

C’est dans ce contexte que Theodor Herzl, journaliste assimilé de Vienne, publie L’État des Juifs (1896). Il y affirme que la solution à la “question juive” n’est pas l’émancipation, mais l’autodétermination. Les Juifs formeraient une nation à part entière, et doivent obtenir un territoire, garanti par le droit international, où ils puissent vivre en sécurité.

Le Congrès sioniste de Bâle (1897) marque la structuration du mouvement : il est clair que le sionisme est un projet politique, national, et laïque, non une aspiration religieuse.

II.B. Une pluralité de courants sionistes

Contrairement à une idée reçue, le sionisme n’est pas un bloc homogène. Dès ses débuts, il se divise en plusieurs courants :

  • Sionisme politique (Herzl) : cherche une reconnaissance diplomatique avant l’installation sur la terre.

  • Sionisme pratique (Weizmann, Ben Gourion) : mise sur l’implantation concrète en Palestine, même sans reconnaissance formelle.

  • Sionisme révisionniste (Jabotinsky) : prône un État juif fort, unilatéral, y compris par la force ; il influencera la droite israélienne.

  • Sionisme religieux (Kook) : considère que le retour sur la terre d’Israël est une étape dans le processus messianique, même en l’absence du Messie.

  • Sionisme culturel (Ahad Ha’am) : défend la renaissance culturelle juive plus qu’un État politique.

Ces courants se disputent sur les moyens, mais partagent un objectif : refonder la vie juive en Terre d’Israël, sur une base nationale.

II.C. Une rupture théologique et philosophique avec le judaïsme traditionnel

La majorité des autorités rabbiniques orthodoxes du XIXe siècle rejette le sionisme. Pour elles, le projet est :

  • hérétique, car il anticipe la venue du Messie,

  • laïc, car porté par des Juifs souvent non pratiquants,

  • et incompatible avec la loi juive, fondée sur l’acceptation de l’exil.

Des figures comme le rabbin Samson Raphael Hirsch en Allemagne, ou le rabbin Yitzhak Zev Soloveitchik en Lituanie, considèrent le sionisme comme une déformation moderne du judaïsme, fondée sur des catégories étrangères (nation, État, armée).

Le sionisme religieux, minoritaire au départ, tente de réconcilier tradition et modernité, mais reste controversé jusqu’à la création d’Israël.

Ainsi, loin d’être le prolongement naturel du judaïsme, le sionisme est au départ un projet révolutionnaire dans le monde juif, fondé sur une lecture politique et historique de l’identité juive, et non sur une obligation religieuse.

En résumé :

  • Le sionisme est une réponse moderne à un contexte d’exclusion persistante, pas un retour spontané à la tradition.

  • Il est laïc dans ses fondements, même s’il mobilise des symboles religieux.

  • Il a divisé profondément le monde juif, y compris jusqu’à aujourd’hui.

III. Le judaïsme est-il sioniste par essence ?

L’un des points de crispation majeurs du débat tient à une affirmation largement répandue : être juif, ce serait forcément être sioniste. Cette idée est récente dans l’histoire du judaïsme. Elle a été renforcée par la création de l’État d’Israël en 1948, mais elle ne reflète ni la tradition religieuse juive, ni la diversité des positions juives à travers l’histoire.

Comme l’ont montré les historiens Yakov Rabkin et David Biale, le judaïsme et le sionisme ont des racines, des logiques et des objectifs profondément différents, et parfois même opposés.

III.A. Le rejet religieux du sionisme

Dès la fin du XIXe siècle, la majorité des rabbins orthodoxes rejettent le sionisme, pour trois raisons centrales :

  1. Théologique : la tradition enseigne que l’exil est voulu par Dieu, et que seul le Messie pourra ramener les Juifs en Terre d’Israël.

  2. Juridique : le Talmud (Ketoubot 111a) évoque trois serments : ne pas prendre la Terre par la force, ne pas se rebeller contre les nations, et ne pas provoquer l’excès d’oppression.

  3. Ethique : créer un État juif laïc revient à profaner le nom de Dieu, selon des autorités comme le rabbin Joel Teitelbaum (Satmar), auteur de Vayoel Moshe.

Ce rejet n’est pas marginal. Il reste encore très vivant dans certains milieux ultra-orthodoxes comme Neturei Karta, qui refusent tout contact avec l’État d’Israël, même après sa fondation.

III.B. Les judaïsmes diasporiques : attachement à l’exil, universalisme, socialisme

En dehors du monde orthodoxe, de nombreux juifs laïcs, libéraux ou socialistes s’opposent aussi au sionisme.
Leur rejet n’est pas religieux, mais politique et culturel :

  • Le Bund, parti ouvrier juif fondé en 1897, prône une autonomie culturelle juive dans la diaspora, et refuse le projet sioniste au nom du socialisme et de l’universalisme.

  • Le judaïsme réformé, en Allemagne et aux États-Unis, affirme dès le XIXe siècle que “la patrie des Juifs est là où ils vivent” (plateforme de Pittsburgh, 1885).

  • Des intellectuels juifs européens, comme Sigmund Freud, Albert Einstein ou Hannah Arendt, refusent le projet d’un État juif exclusif, au nom du cosmopolitisme et de la justice.

Hannah Arendt, dans ses lettres et essais, redoute qu’un État juif fondé sur une logique ethnique entretienne le conflit plutôt qu’il ne le résolve.

III.C. Le basculement post-Shoah : d’une critique à un consensus historique

La Seconde Guerre mondiale et la Shoah modifient radicalement le rapport des Juifs au sionisme. L’extermination de six millions de Juifs, le silence des puissances occidentales, et l’absence d’alternative pour les rescapés, donnent au sionisme une légitimité existentielle.

Pour beaucoup, Israël devient l’unique refuge possible, et le sionisme, un “moindre mal” nécessaire à la survie.

C’est à partir de cette époque que :

  • des courants jusqu’alors non sionistes (réformés, conservateurs) se rallient au projet israélien,

  • des organisations communautaires, en diaspora, adoptent le soutien à Israël comme pilier identitaire,

  • la critique du sionisme devient plus marginale, et parfois taboue.

Mais ce consensus est historique, non religieux. Il repose sur la nécessité, pas sur une obligation théologique ou idéologique. Et il ne fait pas disparaître la pluralité des approches.

III.D. Aujourd’hui : pluralité persistante dans le monde juif

Aujourd’hui encore, le rapport au sionisme varie fortement selon les sensibilités :

  • Des juifs orthodoxes (sionistes religieux) considèrent Israël comme un signe messianique en marche,

  • Des ultra-orthodoxes refusent toute implication avec l’État,

  • Des juifs progressistes (notamment aux États-Unis) soutiennent Israël, mais en critiquent ouvertement la politique,

  • Des juifs antisionistes (de gauche ou religieux) revendiquent un judaïsme sans État.

L’enquête Pew (2021) sur les Juifs américains montre que près d’un tiers des jeunes juifs se disent critiques ou distants vis-à-vis du sionisme. La notion d’“identité juive” y devient plus culturelle, éthique ou spirituelle que nationale.

En résumé :

  • Non, le judaïsme n’est pas sioniste par essence : il a fonctionné sans État pendant des siècles, parfois contre l’idée même d’État.

  • Le sionisme a été, et reste, un choix politique parmi d’autres, parfois soutenu, parfois combattu dans le monde juif.
    Réduire tous les Juifs à l’idéologie sioniste revient à effacer leur diversité historique, religieuse, politique.

IV. Israël, État juif : entre accomplissement et tension

La fondation de l’État d’Israël en 1948 a été perçue par beaucoup de Juifs comme l’aboutissement du projet sioniste : un refuge national, une réparation de l’Histoire, une affirmation d’existence politique après la Shoah. Mais ce projet d’un “État juif” soulève depuis sa création une série de tensions internes et externes. Ces tensions portent sur sa définition, ses pratiques politiques, ses implications pour les Palestiniens, mais aussi sur la manière dont Israël articule judaïsme, démocratie et souveraineté.

IV.A. 1948 : création de l’État d’Israël et exil des Palestiniens

Le 14 mai 1948, David Ben Gourion proclame l’indépendance de l’État d’Israël. Pour les sionistes, c’est la concrétisation d’un droit ancestral. Pour les Palestiniens, c’est la Nakba – “la catastrophe” – marquée par l’exode de plus de 700 000 personnes, des centaines de villages détruits, et l’impossibilité du retour.

Le conflit israélo-arabe qui éclate dès le lendemain fonde une logique d’affrontement durable. Pour la première fois depuis l’Antiquité, les Juifs disposent d’un État, d’une armée, de frontières. Mais cette souveraineté se fait sur un territoire disputé, avec une population arabe significative, et dans un contexte de guerre régionale.

Comme l’ont montré les historiens israéliens dits “nouveaux historiens” (Benny Morris, Avi Shlaim, Ilan Pappé), la fondation d’Israël ne fut pas un processus neutre ou consensuel : elle impliqua des choix stratégiques, des déplacements de population, et des exclusions juridiques, notamment par le biais de la Loi du retour (1950) réservée aux Juifs, mais non accordée aux réfugiés palestiniens.

IV.B. Une démocratie ethnique ? Débat sur la nature de l’État

Israël se définit comme un “État juif et démocratique”. Mais cette double définition suscite des interrogations durables.

D’un côté, Israël a des institutions démocratiques : élections, pluralisme politique, presse libre. Les citoyens arabes israéliens (environ 20 % de la population) disposent du droit de vote et d’élus au Parlement. De l’autre, un ensemble de lois et de pratiques fondent une hiérarchie implicite entre Juifs et non-Juifs : inégalités d’accès à la terre, à certains emplois, à la reconnaissance des villages arabes, ou à la citoyenneté pour les conjoints palestiniens.

La Loi fondamentale votée en 2018, qui fait d’Israël “l’État-nation du peuple juif”, réaffirme cette identité exclusive. Pour ses partisans, elle entérine une réalité historique. Pour ses critiques, elle institutionnalise un régime d’inégalités, voire une forme d’ethnocratie. Plusieurs ONG israéliennes et internationales (B’Tselem, Human Rights Watch, Amnesty International) parlent aujourd’hui d’un “régime d’apartheid” à l’égard des Palestiniens des territoires occupés.

Le juriste israélien Yoram Dinstein note que cette tension entre identité juive et principe démocratique place Israël dans une catégorie singulière : celle des États définis par une ethnie ou une religion dominante, ce qui entre en friction avec les principes universels d’égalité.

IV.C. Une société fragmentée : identités, conflits internes, fractures

Israël n’est pas une société homogène. Elle est traversée de lignes de fracture internes puissantes :

  • Entre laïcs et religieux : le conflit sur le rôle de la religion dans l’État (mariage civil, service militaire des ultra-orthodoxes, fermeture du sabbat, etc.) reste central.

  • Entre ashkénazes (originaires d’Europe) et mizrahim (originaires du monde arabe) : ces derniers dénoncent leur marginalisation historique, leur relégation dans les périphéries sociales et politiques.

  • Entre Juifs et Arabes israéliens : bien qu’ils soient citoyens, les Arabes israéliens sont souvent considérés comme une “cinquième colonne” par l’extrême droite, et vivent dans un régime d’inégalité structurelle.

  • Entre Israéliens juifs et la diaspora : certains Juifs américains ou français soutiennent Israël de manière inconditionnelle, d’autres critiquent fortement sa politique.

La sociologie israélienne contemporaine (notamment les travaux de Sammy Smooha et Eva Illouz) montre qu’Israël est une démocratie segmentée, en tension constante entre aspiration libérale et logique identitaire.

En outre, la permanence du conflit avec les Palestiniens, l’occupation de la Cisjordanie depuis 1967, les cycles de guerre à Gaza, et l’absence de processus de paix durable alimentent une crispation nationale, une montée du nationalisme religieux, et une radicalisation du paysage politique.

En résumé :

– Israël est le fruit d’un projet politique puissant, devenu réalité.
– Mais cette réalité soulève des tensions structurelles sur les plans éthique, juridique, démographique et identitaire.
– Ces tensions expliquent en partie pourquoi la critique du sionisme, lorsqu’elle prend Israël pour objet, devient si chargée politiquement.

V. Peut-on critiquer le sionisme ? Quels sont les types de critiques ?

Critiquer le sionisme ne relève pas nécessairement d’une hostilité envers le judaïsme ou envers les Juifs. Sur le plan académique, la distinction entre une analyse politique d’une idéologie nationale et un discours discriminatoire à caractère ethnique ou religieux est fondamentale. Le sionisme, en tant qu’idéologie politique et projet national, a fait l’objet de critiques depuis sa naissance, y compris au sein du monde juif.

Les sciences sociales, la philosophie politique et l’histoire intellectuelle ont documenté différents types de critiques du sionisme, dont certaines s’inscrivent dans des cadres éthiques ou doctrinaux cohérents. Ces critiques peuvent être regroupées en quatre grandes catégories : morale, post-coloniale, théologique et post-sioniste.

V.A. Critique morale : l’écart entre universalisme éthique et souveraineté exclusive

La première catégorie s’inscrit dans une tradition universaliste qui questionne l’adéquation entre les valeurs fondatrices du judaïsme (justice, égalité, soin de l’étranger) et les effets concrets de l’application du sionisme dans sa dimension étatique.

Des penseurs juifs comme Martin Buber, Hans Jonas ou, plus récemment, Peter Beinart, se sont interrogés sur la compatibilité entre l’idéal éthique juif et un projet politique reposant sur la distinction juridique entre Juifs et non-Juifs. La tension entre l’humanisme prophétique et la logique étatique exclusive est au cœur de cette critique.

Cette position n’implique pas nécessairement une remise en cause de l’existence de l’État d’Israël, mais plutôt une réinterrogation de sa forme actuelle — et de l’idéologie qui continue de le structurer comme État prioritairement juif, au détriment de l’égalité civique de tous ses citoyens.

V.B. Critique post-coloniale : le sionisme comme entreprise de peuplement

La critique post-coloniale, théorisée notamment par Edward Saïd, s’appuie sur une analogie entre le sionisme et d’autres formes de colonisation de peuplement (Afrique du Sud, Algérie française, États-Unis). Elle considère que le sionisme, bien qu’issu d’une volonté d’émancipation, a été mis en œuvre par l’implantation d’une population étrangère sur un territoire habité, sans consentement de ses habitants.

Dans cette perspective, l’expulsion de la majorité des Palestiniens en 1948 (la Nakba), la non-reconnaissance du droit au retour, et la politique de colonisation en Cisjordanie seraient autant de manifestations d’une logique coloniale poursuivie dans le temps.

Cette critique ne nie pas l’antisémitisme historique, mais elle refuse que celui-ci serve de fondement à une dépossession durable d’un autre peuple. Plusieurs travaux en anthropologie politique, y compris israéliens (ex. Ilan Pappé, Ariella Azoulay), soulignent le rôle des institutions sionistes dans la reconfiguration du territoire et l’effacement de la présence palestinienne.

V.C. Critique théologique : anticipation humaine du messianisme

Une autre forme de critique, peu visible dans les débats contemporains mais déterminante sur le plan doctrinal, provient de la tradition religieuse juive elle-même. Selon cette approche, défendue notamment par des autorités ultra-orthodoxes comme le rabbin Joel Teitelbaum, la création d’un État juif en dehors de l’intervention divine constitue une transgression spirituelle.

L’attente messianique, au cœur de la théologie juive classique, suppose une passivité historique : la rédemption ne peut être que l’œuvre de Dieu, non d’un projet politique humain. La création d’Israël est perçue, dans cette optique, non comme une délivrance mais comme une faute collective qui éloigne la réparation eschatologique.

Cette position, développée dans des textes comme Vayoel Moshe, repose sur une interprétation précise des textes talmudiques (notamment les “trois serments” évoqués dans Ketoubot 111a), et ne constitue pas une hostilité envers les Juifs israéliens, mais une critique de l’instrumentalisation du sacré à des fins nationales.

V.D. Critique post-sioniste : remise en cause de l’idéologie fondatrice

Enfin, un courant post-sioniste s’est développé à partir des années 1990, principalement dans les milieux intellectuels israéliens. Cette posture, représentée par des historiens comme Benny Morris (dans ses premières années), Tom Segev, ou Avi Shlaim, consiste à déconstruire les mythes fondateurs du récit sioniste : guerre défensive de 1948, départ volontaire des Palestiniens, pureté morale des pionniers.

Le post-sionisme ne rejette pas Israël en tant qu’État, mais interroge la pertinence actuelle de l’idéologie sioniste. Il plaide pour une redéfinition d’Israël comme “État de tous ses citoyens”, et non comme État-nation d’un seul peuple. Il critique l’usage du sionisme comme fondement permanent de la légitimité politique, au détriment des principes démocratiques universels.

En sociologie politique, cette critique post-sioniste est souvent rapprochée des réflexions sur l’épuisement des nationalismes modernistes à l’ère de la mondialisation et de la pluralisation identitaire.

En résumé, la critique du sionisme peut être :
– fondée sur des principes religieux,
– sur une analyse historique,
– sur des considérations morales ou juridiques,
– ou encore sur une remise en cause du modèle nationaliste moderne.

Ce qu’elles ont en commun, c’est de porter sur une idéologie politique identifiable, non sur une identité religieuse ou ethnique. Dès lors qu’elles évitent les amalgames, les tropes discriminatoires ou les appels à la haine, ces critiques s’inscrivent dans un débat légitime et nécessaire sur les formes que peut ou doit prendre l’existence collective du peuple juif à l’époque contemporaine.

VI. Quand la critique bascule-t-elle dans l’antisémitisme ?

La distinction entre critique politique légitime et discours antisémite est essentielle, mais parfois difficile à opérer dans le débat public. Plusieurs travaux en sociologie du racisme (notamment ceux de Nonna Mayer, Michel Wieviorka ou Pierre-André Taguieff) ont montré que l’antisémitisme contemporain ne prend plus nécessairement la forme classique d’une haine déclarée du “Juif”, mais adopte souvent les habits d’un antisionisme globalisant, essentialisant, voire conspiratif.

Il ne s’agit pas ici d’affirmer que toute critique du sionisme serait antisémitisme — ce serait intellectuellement malhonnête —, mais d’identifier les moments, les formulations ou les schèmes de pensée où la critique perd sa légitimité analytique pour devenir un discours discriminant.

VI.A. L’essentialisation du “Juif sioniste”

La première forme de glissement problématique est celle qui consiste à confondre sionisme, judaïsme et juifs, en parlant des “sionistes” comme d’une entité homogène, malveillante, dissimulée. Cette rhétorique, souvent observable dans les réseaux sociaux ou certains slogans militants, masque à peine une hostilité généralisée aux Juifs sous un vernis politique.

Le recours au mot “sioniste” comme insulte universelle ou comme synonyme de “Juif dominateur” s’inscrit dans une logique identitaire de bouc émissaire, bien documentée dans la littérature sur les discours de haine.

Ce type de discours devient problématique lorsque l’on cesse de désigner une politique, un gouvernement ou une idéologie spécifique pour accuser un groupe global, souvent imaginaire, d’agir de manière coordonnée et cachée.

VI.B. Les tropes classiques recyclés

L’antisémitisme moderne se caractérise par sa plasticité sémantique : il se réadapte, intègre les codes de la critique sociale, de l’antiracisme ou de l’anticolonialisme, mais en mobilisant des figures classiques :

  • la “domination financière” attribuée aux Juifs (à travers le trope du “lobby sioniste”),

  • l’accusation de duplicité ou de complot,

  • la double allégeance : être citoyen français ou américain, mais loyal avant tout à Israël.

Comme l’ont montré les études empiriques menées par la Fondation Jean-Jaurès ou par l’EUMC, ces éléments apparaissent fréquemment dans des discours prétendument “antisionistes”, mais qui reprennent en réalité les logiques d’exclusion du “Juif cosmopolite” ou du “Juif étranger de l’intérieur”, héritées des stéréotypes antisémites du XIXe siècle.

VI.C. L’inversion accusatoire : Israël comme nouveau nazisme

Un autre indice récurrent de basculement est l’assimilation d’Israël au nazisme, ou de la situation des Palestiniens à celle des Juifs durant la Shoah. Ce type de comparaison n’a pas pour fonction d’éclairer la réalité, mais de diaboliser, en retournant la mémoire juive contre elle-même.

Cette rhétorique, identifiée dans de nombreuses enquêtes sur les discours antisémites contemporains (notamment celles de Dina Porat), ne relève plus de l’argumentation politique mais de l’humiliation symbolique, en niant la spécificité du génocide des Juifs et en accusant le peuple juif d’avoir adopté le rôle de son propre bourreau.

Elle constitue, selon la définition étendue de l’antisémitisme adoptée par l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance), un des exemples typiques d’antisémitisme contemporain : l’instrumentalisation de la Shoah pour délégitimer l’existence juive contemporaine.

VI.D. Le double standard et l’obsession sélective

Enfin, plusieurs chercheurs ont souligné que le traitement particulier réservé à Israël dans certains cercles militants ou politiques révèle un biais discriminatoire, même involontaire.

Lorsqu’un seul État parmi les 190 que compte le monde est systématiquement désigné comme le mal absolu, comme le symbole unique de la colonisation ou de l’apartheid, sans que des situations analogues (par exemple en Chine, en Inde, en Russie ou en Arabie Saoudite) ne fassent l’objet d’une indignation comparable, c’est le principe d’universalité qui est mis en cause.

Le philosophe Étienne Balibar rappelle que toute critique fondée doit reposer sur des critères applicables à tous : si l’on dénonce les régimes d’oppression, les discriminations ethniques, les pratiques autoritaires, cela doit valoir pour tous les États, y compris ceux qui ne suscitent pas d’échos religieux, identitaires ou historiques particuliers.

Ce double standard alimente une exception négative juive, selon laquelle le seul État majoritairement juif serait par essence illégitime ou intolérable, ce qui constitue une forme d’exclusion symbolique fondée sur l’appartenance ethnico-religieuse.

En résumé, la critique du sionisme bascule dans l’antisémitisme :
– lorsqu’elle cible un peuple plutôt qu’une politique,
– lorsqu’elle mobilise des stéréotypes anciens,
– lorsqu’elle nie la mémoire spécifique de l’antisémitisme et de la Shoah,
– lorsqu’elle isole Israël dans une grille d’accusation à part.

C’est moins la critique elle-même qui est en cause que les termes dans lesquels elle est formulée, la constance avec laquelle elle s’applique, et la structure idéologique sous-jacente qu’elle mobilise.

VII. Les Juifs face au sionisme : pluralité des positions

L’une des confusions les plus fréquentes dans le débat public consiste à supposer que tous les Juifs seraient, par essence ou par solidarité, sionistes. Cette représentation ne résiste ni à l’analyse historique ni à l’observation sociologique contemporaine. Depuis la naissance du sionisme jusqu’à aujourd’hui, le monde juif a été traversé par des lignes de fracture profondes sur cette question.

Les travaux de sociologues tels que Charles Liebman, Eliezer Don-Yehiya ou plus récemment Steven Cohen ont documenté les divergences internes au judaïsme contemporain, selon les générations, les pays, les sensibilités religieuses ou politiques. Il est ainsi nécessaire de distinguer plusieurs postures, parfois opposées, vis-à-vis du sionisme.

VII.A. Les courants antisionistes : religieux, universalistes ou diasporiques

La tradition antisioniste juive est ancienne, et ne s’est pas éteinte avec la fondation de l’État d’Israël.

Dans les milieux ultra-orthodoxes (Haredim), des groupes tels que Neturei Karta ou les communautés hassidiques Satmar continuent à rejeter le sionisme comme une transgression spirituelle. Ils considèrent que seul le Messie peut restaurer la souveraineté juive, et que tout projet politique antérieur relève d’une désobéissance à l’ordre divin.

Parallèlement, d’autres juifs s’opposent au sionisme au nom d’un idéal diasporique et universaliste. C’est le cas des héritiers du Bund, des intellectuels cosmopolites (Hannah Arendt, Albert Memmi) ou des mouvements juifs progressistes contemporains comme Jewish Voice for Peace ou l’Union Juive Française pour la Paix. Ils défendent une lecture éthique du judaïsme, fondée sur la justice, la mémoire de l’exil, et le refus de tout exclusivisme national.

VII.B. Les sionistes critiques : attachement à Israël, désaccord avec sa politique

Un grand nombre de juifs dans le monde, notamment dans la diaspora occidentale, adhèrent au principe d’un État juif mais expriment des désaccords profonds avec la politique israélienne actuelle : colonisation, inégalités, dérive autoritaire.

Cette position est incarnée par des intellectuels comme Amos Oz, David Grossman ou Peter Beinart, ainsi que par des organisations telles que J Street (États-Unis) ou Shalom Akhshav (La Paix Maintenant) en Israël. Ils plaident pour une réforme du projet sioniste : un État juif démocratique, respectueux des droits des Palestiniens, et conforme aux valeurs libérales.

Leur critique s’inscrit dans une continuité historique : celle du sionisme travailliste, laïc et humaniste, tel qu’il a dominé les premières décennies de l’État d’Israël avant le virage national-religieux et néolibéral des années 1980–2000.

VII.C. Le sionisme inconditionnel : Israël comme centre identitaire et refuge

Pour une autre partie du monde juif, en particulier dans les institutions communautaires et certains cercles religieux ou conservateurs, Israël constitue le cœur de l’identité juive contemporaine. Dans cette perspective, critiquer le sionisme revient à fragiliser la sécurité du peuple juif dans son ensemble.

Cette position est souvent défensive. Elle s’appuie sur l’histoire de l’antisémitisme, la mémoire de la Shoah, et l’idée que seule la souveraineté juive permettrait d’éviter de nouvelles catastrophes. Elle est incarnée par des structures comme le CRIF en France, l’AJC ou l’ADL aux États-Unis, qui considèrent le soutien à Israël comme un pilier indissociable de la solidarité juive.

Pour ces groupes, l’antisionisme est systématiquement interprété comme une forme contemporaine d’antisémitisme, car il viserait, selon eux, à nier aux Juifs ce que les autres peuples possèdent : un État.

VII.D. Fractures générationnelles et géographiques

Les recherches empiriques (Pew Research Center, 2021 ; European Jewish Survey) montrent que les attitudes à l’égard d’Israël varient fortement selon l’âge, la géographie et le niveau d’observance religieuse.

Aux États-Unis, une part croissante des jeunes Juifs — notamment issus de milieux progressistes ou interreligieux — se dit critique ou distante vis-à-vis du sionisme. En France ou au Royaume-Uni, les discours sont souvent plus polarisés, en raison du contexte politique et médiatique.

En Israël même, le clivage entre juifs laïcs et religieux, ashkénazes et mizrahim, ou entre sionistes de gauche et nationalistes religieux, produit une cartographie idéologique complexe qui rend toute généralisation impossible.

En résumé, le rapport des Juifs au sionisme est profondément diversifié. Il ne se laisse ni résumer à une adhésion unanime, ni réduire à une opposition marginale. C’est précisément cette pluralité interne qui fait du débat sur le sionisme un enjeu intrajudéen autant qu’externe. Affirmer que tous les Juifs sont sionistes — ou que tous les antisionistes sont antijuifs — constitue une simplification abusive, démentie par l’histoire et par les faits.

VIII. Un débat sous pression : censures, confusions et autocensures

Si la critique du sionisme est légitime dans le champ démocratique, force est de constater qu’elle est devenue, dans de nombreux contextes occidentaux, un sujet à haut risque politique et symbolique. La question ne relève plus seulement de l’argumentation rationnelle, mais d’un champ discursif saturé de soupçons, de lignes rouges mouvantes, et de pressions croisées.

Ce phénomène a été analysé par de nombreux chercheurs en sociologie politique, droit international ou science des médias (notamment Jean-Yves Pranchère, Sarah Gensburger, Shlomo Sand). Il met en évidence un rétrécissement de l’espace public sur la question israélo-palestinienne, qui touche à la fois les universités, les médias, la culture et le monde associatif.

VIII.A. La définition IHRA

En 2016, l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) propose une définition “opérationnelle” de l’antisémitisme, reprise depuis par de nombreux États (dont la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni) et institutions académiques. Cette définition inclut, parmi les exemples d’antisémitisme, certaines formes de critique d’Israël.

Bien que non contraignante juridiquement, cette définition a produit un effet normatif : elle est utilisée pour évaluer des prises de position critiques sur Israël comme suspectes d’antisémitisme, même lorsque ces critiques ne visent pas les Juifs en tant que tels.

Des juristes et intellectuels, dont Brian Klug, Kenneth Stern (rédacteur original de la définition), ou le collectif de la “Jerusalem Declaration on Antisemitism” (2021), ont alerté sur le risque d’un usage détourné de cette définition, susceptible de restreindre la liberté académique, syndicale et artistique sous couvert de vigilance antiraciste.

VIII.B. Universités, médias, institutions : les lignes de faille

Dans plusieurs pays, des conférences ont été annulées, des enseignants convoqués, des chercheurs sanctionnés ou censurés pour des prises de position critiques du sionisme ou favorables au boycott d’Israël (BDS), pourtant protégé par la liberté d’expression dans plusieurs juridictions.

En France, des interventions universitaires ont été déprogrammées sous la pression d’élus ou d’associations communautaires. Aux États-Unis, des professeurs ont vu leurs financements coupés ou leurs publications refusées pour des prises de position jugées trop critiques envers Israël.

Dans les médias, certains journalistes affirment s’autocensurer sur ces questions, par peur de représailles symboliques, de pertes de crédibilité ou de conflits internes. Le climat de suspicion généralisée crée un effet de glaciation du débat.

VIII.C. La marginalisation de la parole palestinienne

Le philosophe Étienne Balibar et l’historien Rashid Khalidi ont souligné que la parole palestinienne est, dans nombre de contextes occidentaux, tenue en lisière, voire suspectée par principe. Toute expression de solidarité avec les Palestiniens, toute évocation de la Nakba, ou toute dénonciation de l’occupation israélienne est susceptible d’être immédiatement qualifiée de “partiale”, “radicale” ou “antisémite”.

Ce traitement différencié crée un déséquilibre structurel dans le débat, où l’un des peuples impliqués dans le conflit se voit systématiquement disqualifié dans sa narration, même quand celle-ci repose sur des faits documentés par des institutions internationales.

Cette invisibilisation, en retour, alimente un ressentiment croissant, en particulier chez les jeunes générations, qui perçoivent ce traitement comme une injustice symbolique et une atteinte à la liberté de conscience.

VIII.D. Le coût individuel du débat : peur, soupçon, isolement

De nombreux intellectuels — juifs et non juifs — ayant exprimé une critique du sionisme ou de la politique israélienne ont témoigné du coût personnel, professionnel ou psychologique de cette prise de position. Accusations d’antisémitisme, campagnes de harcèlement, isolement institutionnel : la disqualification ne repose pas toujours sur le contenu des propos, mais sur leur seul objet.

Judith Butler, Noam Chomsky, Ilan Pappé, mais aussi de nombreux enseignants anonymes, chercheurs doctorants ou artistes engagés, ont subi une forme d’ostracisation, non pour avoir proféré des discours de haine, mais pour avoir interrogé la forme actuelle du sionisme dans un cadre critique et argumenté.

En résumé, le débat public sur le sionisme est aujourd’hui entravé par une structure de suspicion croisée :
– suspicion envers ceux qui critiquent, accusés d’antisémitisme par amalgame ;
– suspicion envers ceux qui défendent, soupçonnés de vouloir censurer toute opposition.

Ce climat fragilise l’espace démocratique. Il est urgent de restaurer des conditions de parole claires, équitables et rigoureuses, pour que la critique du sionisme, comme celle de toute autre idéologie politique, puisse être formulée sans diffamation ni réduction.

IX. Comment critiquer le sionisme sans être antisémite ? Conditions éthiques

Le débat sur le sionisme ne peut rester confiné à une logique d’accusation ou de défense. Si l’on admet, comme le suppose l’analyse historique et juridique, que le sionisme est une idéologie politique sujette à discussion, alors il devient impératif de poser les conditions dans lesquelles cette critique peut s’exercer sans heurter injustement la mémoire juive, ni glisser vers des formes de stigmatisation.

La possibilité d’une critique légitime repose non sur la censure des désaccords, mais sur la précision des termes, la cohérence des principes, et l’attention portée aux effets symboliques du discours. Plusieurs critères peuvent être mobilisés pour évaluer la qualité éthique d’un propos critique sur le sionisme.

IX.A. Distinguer les concepts : judaïsme, sionisme, politique israélienne

Le premier impératif est lexical. Comme l’ont rappelé de nombreux chercheurs en sciences sociales, la confusion terminologique est l’un des principaux vecteurs d’amalgame. Il convient de distinguer clairement :

  • le judaïsme (religion et culture),

  • le peuple juif (groupe historique et diasporique),

  • le sionisme (idéologie politique),

  • et les gouvernements israéliens successifs (choix politiques contingents).

Ainsi, critiquer la loi israélienne sur l’État-nation (2018), ou les colonies en Cisjordanie, ne signifie pas critiquer l’existence juive ni la religion juive. L’erreur consiste à glisser d’un objet de critique déterminé vers une dénonciation englobante et indistincte.

IX.B. Éviter les tropes historiques et les figures rhétoriques dangereuses

La critique perd sa légitimité lorsqu’elle mobilise inconsciemment des stéréotypes antijuifs, même sous une forme réactualisée :

  • parler de “lobby sioniste mondial” comme agent unique des conflits,

  • décrire Israël comme un État “nazi” ou les sionistes comme “inhumains par essence”,

  • suggérer que “les Juifs” seraient collectivement responsables des choix d’un État.

Ces formulations ne relèvent pas d’une évaluation politique mais d’une récurrence d’imaginaires antisémites, bien identifiés dans les corpus historiques. Leur usage, même involontaire, produit des effets de rejet et de peur au sein des communautés juives et empêche toute écoute réelle.

IX.C. Inscrire la critique dans une logique universaliste et cohérente

Toute critique sérieuse du sionisme doit s’inscrire dans une grille d’analyse applicable à d’autres situations comparables. Si l’on critique le nationalisme ethnique, cela doit concerner tous les États définis par une majorité identitaire. Si l’on défend les droits des peuples autochtones, cela doit s’appliquer à toutes les minorités opprimées, y compris juives.

Le double standard, dans lequel seul Israël ferait l’objet d’une indignation permanente, affaiblit la critique et la fait basculer vers une logique discriminatoire.

Le politologue Brian Klug rappelle que l’antisémitisme commence là où les Juifs deviennent une exception, qu’elle soit positive ou négative.

IX.D. Prendre en compte la mémoire juive et la peur légitime de l’antisémitisme

Une critique éthique du sionisme doit reconnaître que le soutien juif à Israël n’est pas seulement idéologique : il est aussi existentiel. Il est lié à des traumatismes réels : expulsions, pogroms, Shoah, discriminations durables.

Il ne s’agit pas d’interdire la critique, mais de la formuler avec conscience de la mémoire blessée qu’elle peut réveiller. Comme l’écrit Judith Butler, il est possible de critiquer Israël, mais cela suppose de “tenir ensemble la dénonciation de l’injustice et la reconnaissance de la vulnérabilité juive”.

En résumé, critiquer le sionisme sans être antisémite implique :
– une rigueur conceptuelle,
– un langage responsable,
– une éthique de la symétrie critique,
– et une attention à la mémoire collective.

La critique est un droit. Mais elle devient une contribution démocratique à condition d’être adressée comme une parole adressable : c’est-à-dire capable d’être entendue sans blesser gratuitement, ni exclure.

X. Pour un espace commun : clarifier, dialoguer, construire

Si le débat sur le sionisme et l’antisémitisme est aujourd’hui si polarisé, ce n’est pas seulement en raison des faits, des politiques ou des mémoires impliqués. C’est aussi parce que les cadres où ce débat pourrait se tenir de manière sereine et structurée font défaut. Entre autocensure, disqualification mutuelle, et pression institutionnelle, les lieux d’échange véritable se raréfient.

Or, comme le rappellent Jürgen Habermas ou Chantal Mouffe dans leurs travaux sur l’espace public démocratique, une société pluraliste suppose des dispositifs symboliques et discursifs où les conflits peuvent être nommés sans violence, et traités sans répression.

Créer les conditions d’un tel espace commun implique plusieurs chantiers intellectuels, pédagogiques et politiques.

X.A. Restaurer la précision lexicale : un impératif démocratique

L’un des préalables est de restaurer une vigilance sémantique dans l’usage public des concepts :

  • redéfinir les notions de judaïsme, sionisme, antisionisme, antisémitisme,

  • distinguer les identités religieuses des projets politiques,

  • et repérer les usages opportunistes ou stratégiques du vocabulaire.

Ce travail peut être mené par des médias spécialisés, des plateformes éducatives, des collectifs de chercheurs. Il ne s’agit pas d’imposer un discours unique, mais de mettre à disposition des outils conceptuels communs, sans lesquels aucune discussion n’est possible.

X.B. Multiplier les récits croisés : reconnaître la complexité historique

Il est indispensable de sortir d’une logique binaire — victime vs oppresseur, colonisé vs résistant, exilé vs occupant — pour accueillir la pluralité des récits historiques. Reconnaître :

  • la mémoire juive de l’exil, de la persécution et de la Shoah,

  • la mémoire palestinienne de la dépossession, de la Nakba et de l’occupation,

  • et la coexistence de deux tragédies qui ne se neutralisent pas mais s’interpellent.

Comme le montrent les travaux de Rashid Khalidi ou de Ella Shohat, une politique de la reconnaissance mutuelle commence par l’écoute des souffrances réelles, même lorsqu’elles entrent en tension.

Ce n’est pas l’aplanissement des conflits qui rend possible le dialogue, mais leur visibilité réciproque.

X.C. Revaloriser les formes de critique éthique et politique

Dans un contexte de suspicion généralisée, il est nécessaire de reconstruire la légitimité de la critique comme acte politique normal. Cela suppose :

  • de sortir de la logique d’exceptionnalisation d’Israël dans un sens comme dans l’autre,

  • de défendre la liberté de questionner les États, y compris les États-nations issus de l’histoire des persécutions,

  • et de revaloriser les formes de critique argumentée, fondées sur le droit, la philosophie politique, l’éthique des conséquences.

Ce chantier est à la fois académique et civique. Il engage les chercheurs, les enseignants, les journalistes, mais aussi les associations, les citoyens et les institutions culturelles.

X.D. Proposer des cadres, pas des verdicts

Enfin, la tâche n’est pas de fournir des réponses définitives à des questions politiques ouvertes, mais d’aménager les conditions du débat :

  • poser les questions de manière ouverte,

  • identifier les points de friction réels,

  • nommer les désaccords irréductibles,

  • tout en maintenant la possibilité d’une parole adressable, c’est-à-dire une parole entendue comme critique mais non disqualifiante.

Dans ce travail, des plateformes pédagogiques, comme celle à laquelle s’adresse cet article, ont un rôle crucial : ni tribunal, ni porte-voix, mais lieu de repères, d’analyse et d’intelligibilité.

En résumé, le débat sur le sionisme et ses critiques ne peut pas être “résolu” par des condamnations ni des silences. Il suppose la création d’un espace symbolique commun, fragile mais possible, où il devient pensable de désapprouver, de défendre, de contester ou de nuancer, sans être immédiatement enfermé dans des identités ou des accusations.

Conclusion

Ce que cet article a tenté de montrer, en croisant l’histoire, la sociologie et la philosophie politique, c’est que la confusion entre judaïsme, sionisme et antisémitisme nuit à la fois à la qualité du débat démocratique, à la protection des Juifs contre la haine réelle, et à la possibilité d’une justice politique pour les Palestiniens.

Le judaïsme est une religion plurimillénaire, traversée par des courants, des fractures, des tensions entre exil et souveraineté.
Le sionisme est une idéologie moderne, née dans un contexte précis, ayant abouti à un État-nation — Israël — porteur de ses propres contradictions, ambitions, exclusions, conflits.
L’antisémitisme est une haine structurelle, polymorphe, qui se renouvelle à chaque époque dans de nouvelles formes discursives ou politiques, parfois sous des langages “critiques”, parfois à peine masquée.

Les confondre, c’est affaiblir la capacité à nommer la haine, à critiquer l’injustice, et à reconnaître les mémoires collectives en tension.

Critiquer le sionisme est légitime lorsqu’il s’agit :

  • de questionner un modèle politique fondé sur l’exclusivité nationale,

  • de dénoncer des politiques discriminatoires ou expansionnistes,

  • ou de défendre une autre vision du vivre-ensemble, en Israël et ailleurs.

Mais cette critique devient problématique :

  • lorsqu’elle cible indistinctement “les Juifs”,

  • lorsqu’elle réactive des tropes antisémites sous un vernis militant,

  • ou lorsqu’elle nie à un peuple le droit d’exister collectivement.

Nous plaidons ici pour une critique lucide, éthique, exigeante, qui articule les principes de justice, de rigueur et de reconnaissance mutuelle.
Nous croyons qu’il est possible — et nécessaire — de penser au-delà des camps : ni sacralisation de l’État, ni diabolisation d’un peuple.

Un tel travail demande des espaces de médiation, de lecture lente, de désaccord respectueux. Il ne s’improvise pas dans les raccourcis d’un réseau social ou l’urgence d’une polémique.

Il suppose, pour exister, un engagement intellectuel durable, ouvert à la complexité, sensible aux blessures, mais fidèle à la vérité des faits.

C’est à ce prix que le débat sur le sionisme pourra cesser d’être un champ de ruines et redevenir ce qu’il devrait toujours être : un débat politique, que l'on peut questionner. Nous avons vu dans cette article que l'amour du judaïsme ne garantit pas la remise en question du sionnisme.